Deogratias7
107

Crois-tu cela ? "Court récit sur l’Antéchrist"

« L’enjeu de la foi en la personne même de Jésus est décisif. Aucun auteur contemporain n’a souligné avec autant de force que Vladimir Soloviev l’unicité de cette foi en Jésus. C’est en 1900, l’année même de sa mort, que le grand penseur russe publia son "Court récit sur l’Antéchrist" (Vladimir SOLOVIEV, , Paris, O.E.I.L. 1984, pp. 185-224). L’auteur orthodoxe, mais épris d’œcuménisme et proche de l’Église catholique, imagine ce que sera la situation spirituelle de l’Europe à la fin du vingtième siècle. Il estime qu’à cette époque l’Europe, après avoir surmonté un terrible péril vers le milieu du siècle, aura fait son unité économique et politique et sera devenu les "États-Unis d’Europe". Socialement, restera la plaie du chômage. Philosophiquement on aura dépassé le matérialisme et le scientisme plats du XXe siècle, mais, spirituellement, les Européens seront exsangues. L’indifférence religieuse sera devenue générale, si bien que l’Europe unie ne comptera plus que quelques millions de chrétiens authentiques, toujours divisés en catholiques, orthodoxes et protestants, les anglicans s’étant ralliés depuis peu à l’Église catholique. Ce petit reste se sera cependant approfondi : le catholicisme se sera dépouillé d’une grande partie de son apparat extérieur, la papauté sera devenue plus spirituelle et le Pape lui-même, tout en étant italien d’origine, sera de culture slave et aura été amené à se réfugier en Russie, à Saint-Pétersbourg. Quant aux orthodoxes, ils auront été spirituellement fortifiés par leur résistance aux sectes, tandis que les protestants, libérés de leurs extrémismes négatifs, auront renoué avec la spiritualité de l’Église primitive. Voici que, vers la fin du XXe siècle, il faut élire un président des États-Unis d’Europe. Sous l’influence secrète mais active de la franc-maçonnerie fut poussé en avant un homme qui était devenu célèbre au cours des années antérieures. Âgé de trente-trois ans, profondément spiritualiste, ascétique dans son comportement, il était doué d’une intelligence supérieure. Il croyait en Dieu, mais surtout en lui-même. Il respectait le Christ, mais le considérait comme un simple précurseur de l’ordre nouveau dont lui, le surhomme européen, allait être le réalisateur. Lors d’une nuit tragique, le doute s’était insinué en lui : « Ce Jésus de Nazareth n’aurait-il pas été, par impossible, le Messie, le Fils de Dieu lui-même, comme le prétendent les chrétiens ? » C’est alors que l’Adversaire s’était manifesté à lui, lui suggérant d’une voix très douce : « Non, ce n’est pas lui, c’est toi … à l’autre, celui que tu prenais pour Dieu, Dieu a demandé le sacrifice de la croix ; moi, je ne te demande rien, je te donne tout, reçois mon esprit … » Et le surhomme consent. A partir de ce moment, le succès est foudroyant. L’Antéchrist publie un ouvrage qui, à la différence de ses livres antérieurs, va connaître un immense succès dans le monde entier : La voie ouverte vers la paix et la prospérité universelle. Ce livre plaît d’emblée à tout le monde. Il propose un idéal enthousiasmant qui n’impose aucun renoncement à soi. Il aspire vers les sommets auxquels chacun peut avoir accès de plain-pied, sans avoir à corriger ses erreurs. Partout, dans ce livre étonnant, les valeurs chrétiennes ou évangéliques sont reconnues et honorées, mais d’une manière telle que chacun peut s’y reconnaître, car leur mise en forme est strictement universelle et correspond aux idéaux de la raison humaine. Certes, quelques chrétiens protesteront, en faisant remarquer que, dans ce livre qui consacre les valeurs chrétiennes, jamais le nom du Christ n’est mentionné. Mais les chrétiens plus éclairés les font taire : « Jusqu’ici on a trop parlé du Christ ! Mieux vaut aujourd’hui le protéger d’un zèle excessif. L’essentiel n’est-il pas que les valeurs fondamentales du christianisme soient présentes dans l’ouvrage ? » C’est donc l’auteur de cet ouvrage exceptionnel que le lobby franc-maçon pousse, sans difficulté, à la présidence des États-Unis d’Europe. Devenu Empereur et installé à Rome, le Président réalise en trois ans son programme politique : il achève l’unification politique de l’Europe, développe le plein emploi et la paix sociale et veille écologiquement à la protection de toute vie sur la planète. Il divertit même l’humanité repue, en lui fournissant des jeux, se servant à cet effet des mystifications d’Apollonius, un évêque titulaire d’un diocèse fictif in partibus infidelium, sorte de charlatan dont les sortilèges enchantent les foules. Reste le problème religieux avec les divisions entre chrétiens. L’empereur désire faire sauter ce dernier obstacle à la pleine unité de l’Europe. Ayant déplacé sa capital à Jérusalem, il y édifie un vaste Temple de l’unité de tous les cultes et y convoque un concile œcuménique auquel sont invités le Pape Pierre II, avec une foule de cardinaux et d’évêques, de prêtres, de religieux et de laïcs ; le staretz Jean, avec un nombre impressionnant d’évêques, de prêtres, de moines et de laïcs provenant de l’orthodoxie ; et le Professeur Pauli avec une quantité égale de pasteurs, d’exégètes et de théologiens représentant le monde protestant. En tout plus de trois mille délégués, soutenus par un demi-million de pèlerins venus à Jérusalem. Sur une immense estrade faisant face aux trois délégations, l’Empereur salue les chrétiens réunis et expose son plan d’un christianisme unifié rejoignant les désirs de chaque confession présente. Il s’adresse d’abord aux catholiques, leur disant qu’il veut honorer le christianisme d’une manière qui rejoigne leurs valeurs les plus chères. Le Pape sera même rétabli à Rome, avec tous les privilèges que lui avait accordés son prédécesseur, Constantin le Grand. Mais, « en échange, chers frères catholiques, reconnaissez-moi comme votre unique défenseur et protecteur, et venez à moi ». Presque tous les cardinaux et évêques ainsi que la majeure partie des moines et laïcs rejoignent alors l’Empereur sur l’estrade. Sauf Pierre II et quelques moines et laïcs irréductibles, qui murmurent : « les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. » Même discours aux orthodoxes, auxquels l’Empereur promet la création, à Constantinople, d’un musée mondial de l’archéologie chrétienne, destiné à promouvoir la connaissance des icônes et de la sainte liturgie afin de rapprocher les mœurs contemporaines de la saine Tradition orthodoxe. Et la majeure partie des hiérarques, plus de la moitié des moines et des laïcs grimpent sur l’estrade, sauf le staretz Jean qui, avec le groupe de récalcitrants, quitte son siège au bas de l’estrade et va s’asseoir tout près du Pape Pierre II et de son cercle de catholique. L’Empereur surpris de cette double résistance et de cette collusion entre catholiques et orthodoxes, s’adresse semblablement aux frères protestants, leur promettant dans le christianisme unifié une colossale promotion des études bibliques puisqu’il va allouer un million et demi de Marks pour la création d’un Institut mondial voué à la recherche sur l’Écriture Sainte. Sur ce, plus de la moitié des savants exégètes foncent aussitôt au sommet de l’estrade, sauf le professeur Pauli et une minorité de théologiens qui, malgré les instances de leur coreligionnaires, traversent solennellement les bancs laissés vides et vont rejoindre les catholiques et orthodoxes rebelles, si bien que Pierre, Paul(i) et Jean se retrouvent au coude à coude. Étonne de cette résistance insolite et de cette unité imprévue de chrétiens jusque-là divisés, l’Empereur s’adresse à la foule des chrétiens rétrogrades qui ont refusé de le rejoindre sur l’estrade du nouveau christianisme : «Que puis-je encore faire pour vous ? Race étrange ! Qu’attendez-vous de moi ? Je l’ignore. Dites-moi donc, vous les chrétiens abandonnés par la majorité de vos frères et de vos chefs, vous que le sentiment populaire a condamnés : qu’est-ce qui vous est le plus cher dans le christianisme ? » Manifestement, l’Empereur est prêt à encourager quelque valeur chrétienne qu’il aurait jusqu’ici omis de promouvoir. C’est alors que, blanc comme un cierge, le staretz Jean se lève et répond avec douceur : « Sire ! Ce que nous avons de plus cher dans le christianisme, c’est le Christ lui-même, de qui possède toute chose, car nous savons qu’en lui demeure corporellement toute la plénitude de la divinité. Mais de vous aussi, Sire, nous sommes prêts à recevoir tout bien, à condition seulement que nous reconnaissions dans votre main généreuse, la main sainte du Christ. Quant à savoir ce que vous pouvez faire pour nous, nous vous répondons franchement : confessez ici et maintenant devant nous que Jésus Christ est le Fils de Dieu venu dans la chair, qu’Il est ressuscité et reviendra, reconnaissez-le, et nous vous recevrons avec amour comme authentique précurseur de sa seconde venue dans la gloire. » A ces mots, l’Empereur blêmit. Le voici décontenancé, comme lors de sa nuit tragique. Alors le staretz Jean s’écrie d’une voix étranglée : « Mes petits enfants, l’Antéchrist ! » A ce moment, une boule de feu terrasse Jean, et l’Empereur, se reprenant grâce à la voix intérieure qui le rassure, déclare qu’ainsi éclairé, le concile reconnaît unanimement l’autorité souveraine de l’Empereur de Rome. Mais le Pape Pierre, se levant, brandit sa crosse en direction de l’Empereur et le proclame « anathème », avant de s’écrouler, lui aussi, inanimé. Les deux témoins de l’apocalypse … C’est alors que le professeur Pauli monte sur l’estrade et, au nom du Concile œcuménique, confirme la foi en Jésus Christ seul Sauveur et excommunie l’Empereur, invitant les chrétiens fidèles à se retirer dans le désert pour y attendre la venue certaine de Jésus de la gloire. Alors, de la foule des pèlerins, monte une joyeuse clameur : « Adveniat ! Advéniat cito ! Komm, Herr Jesu, Komm ! Oh oui, viens Seigneur Jésus ! » Je ne puis raconter la suite détaillée du récit, qui se conclut de la manière suivante. Les chrétiens fidèles au Christ se retirent dans le désert, où ils sont objet d’une terrible persécution. Pendant ce temps, l’Empereur fait élire comme Pape, par ceux qui se sont allié à lui, Apollonius, l’évêque in partibus infidelium, lequel une fois élu, déclare qu’il est aussi bien catholique, orthodoxe et protestant … Un œcuménisme de charlatan ! Le professeur Pauli parvient cependant, pendant la nuit, à s’approcher des corps du Pape Pierre II et du staretz Jean. Voici qu’ils reprennent vie ! Et tous trois, réunis dans la même confession du Christ, célèbrent l’unité dans la foi retrouvée face à l’Antéchrist. A ce moment apparaît au ciel, dans la nuit, une femme, vêtue de soleil, avec la lune sous les pieds et, sur la tête, une couronne de douze étoiles. Tous trois la prennent comme guide. C’est alors que tout se renverse. Les Juifs, qui depuis quelques années étaient revenus en Palestine au nombre de trente millions, et qui, dans un premier temps, avaient accueilli l’Antéchrist comme leur Messie, apprenant qu’il n’était pas même circoncis, se révoltent contre l’Empereur et s’apprêtent à l’affronter avec son armée lorsque la terre s’entrouvre et engloutit l’Antéchrist, antipape et toutes leurs troupes. Ils reviennent vers Jérusalem pour y faire cause commune avec les chrétiens fidèles, mais, à cet instant, le ciel s’ouvre de l’Orient à l’occident et ils voient le Christ descendre vers eux avec ses habits royaux et les plaies de sa passion. C’est le retour de Jésus dans la gloire …

Je n’entre pas dans plus de détails. L’essentiel est d’être sur nos gardes, comme Soloviev nous y invite. Comme celui-ci l’avait entrevu prophétiquement, il est capital aujourd’hui de ne pas remplacer le Christ par le christianisme, de ne pas substituer à Jésus, unique Sauveur, un ensemble décoloré de "valeurs", dites chrétiennes, mais qui ne font finalement que recouvrir les idéaux spontanés de l’humanité. « Crois-tu cela ? » La chose la plus urgente dans l’Église et le monde aujourd’hui est que nous confessions : « Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui doit venir en ce monde. »

Ce Texte est extrait de : Mgr Léonard, "Viens Seigneur Jésus ! Retraite au Vatican", Ed. De l’Emmanuel, 1999, pp. 69-75.