Le sacrifice de la messe

« Prions ensemble, au moment d’offrir le sacrifice de toute l’Église. » Bigre ! Ces mots, qui ouvrent la deuxième grande partie de la messe (la liturgie eucharistique, qui succède à la liturgie de la Parole), ne laissent rien présager de bon : le sacrifice, quel qu’il soit, ça fait mal. Et comme nous sommes douillets et habitués au confort, on se tasse sur sa chaise en espérant y échapper. Pas de chance, c’est justement à ce moment qu’il faut se lever !

De tout temps, le sacrifice a toujours été un acte éminemment religieux : toutes les religions y font référence. Dans tous les cas, il s’agit d’offrir quelque chose (animal, nourriture, objets) à une ou plusieurs divinités. Malheureusement, notre société narcissique a tendance à tout considérer en fonction de son petit nombril, et celui qui offre (l’homme) est devenu plus important que celui qui reçoit (la divinité). Comme elle a aussi perdu le sens du sacré, le sens profane (renoncement, privation) a pris le pas sur le sens religieux. Du coup, on essaie d’expliquer le rite cultuel par l’idée qu’on s’en fait ; et comme on s’en fait une idée fausse, on passe à côté.

Dans cet article, je vais tenter de rendre un peu plus claires des notions assez obscures, et auxquelles, avouons-le, nous n’avons pas vraiment envie de nous frotter. Attachez vos ceintures, ça risque de voler un peu haut !

Faire du sacré

Étymologiquement, le verbe sacrifier vient du latin sacrificare, sacrum facere, faire un acte sacré. À l’origine, il s’agit d’un échange entre les hommes et les divinités : le but est d’établir un contact, une relation avec la divinité. De là à en faire une manière de se concilier les bonnes grâces de ladite divinité, il n’y a qu’un pas : l’homme est ainsi fait qu’il a du mal à donner gratuitement, sans arrière-pensée. C’est ce qu’on appelle le do ut des, je donne pour que tu donnes. Mais le sacrifice est d’abord un partage, en général sous sa forme la plus humaine : le repas. C’est ce qu’on appelle le sacrifice de communion.

Dans la Bible, le sacrifice est un qorban, qu’on traduit habituellement offrande (rituelle), mais qui vient d’un verbe qui signifie approcher, apporter. L’offrande à Dieu sert donc d’abord à se rapprocher de lui, soit par la destruction totale ou partielle d’une matière vivante (animale ou végétale), soit par un don au trésor du temple, soit par un don aux prêtres. Le sacrifice au sens strict, zèbach en hébreu, ne s’applique que dans le premier cas : le sacrifice de communion. Les textes bibliques se rapportant aux sacrifices rituels sont extrêmement précis quant à la nature de l’offrande : il ne s’agit pas de se débarrasser d’un animal boiteux ou de fruits pourris ! Car pour désigner le sacrifice, l’auteur biblique emploie également le terme minchah, c’est-à-dire présent, tribut. C’est le présent que le vassal remet à son suzerain en signe d’hommage et de soumission. Quand on achète un objet pour soi, on peut accepter qu’il soit peut-être un peu abîmé ; mais quand on l’achète pour l’offrir, on veut qu’il soit impeccable. C’est la même chose ici. Le sacrifice, dans l’Ancien Testament, c’est un don fait à Dieu, qui prend la forme d’un repas (zèbach) préparé à son intention en vue de l’honorer (minchah). Il ne s’agit pas de nourrir Dieu (« Si j’ai faim, irai-je te le dire ? Le monde et sa richesse m’appartiennent. Vais-je manger la chair des taureaux et boire le sang des béliers ? » Ps 49, 12-13), et d’ailleurs à proprement parler, ce n’est pas la viande qu’on offre à Dieu, mais la graisse et la fumée. Non, le but est d’établir avec lui une relation plus forte, plus personnelle, plus conviviale … en particulier quand on s’en est éloigné !

Le sacrifice de la Croix

Pourtant, nous dit la Lettre aux Hébreux au chapitre 10, « la loi de Moïse ne présente que l’ébauche des biens à venir, et non pas l’expression même des réalités. Elle n’est donc jamais capable, par ses sacrifices qui sont toujours les mêmes, offerts indéfiniment chaque année, de mener à la perfection ceux qui viennent y prendre part. Si ce culte les avait purifiés une fois pour toutes, ils n’auraient plus aucun péché sur la conscience et, dans ce cas, n’aurait-on pas cessé d’offrir les sacrifices ? » Bien vu ! S’il faut, pour se rapprocher de Dieu (lui « plaire »), offrir ce qu’il y a de plus parfait, alors la plus haute forme du sacrifice est celui que le Christ, le seul Juste, a fait de lui-même. C’est pourquoi, dixit la Lettre aux Hébreux toujours, « le Christ dit en entrant dans le monde : Tu n’as voulu ni sacrifice ni offrande, mais tu m’as formé un corps. Tu n’as pas agréé les holocaustes ni les sacrifices pour le péché ; alors, j’ai dit : Me voici, je suis venu, mon Dieu, pour faire ta volonté, ainsi qu’il est écrit de moi dans le Livre. […] Et c’est grâce à cette volonté que nous sommes sanctifiés, par l’offrande que Jésus Christ a faite de son corps, une fois pour toutes. »

La chose n’est pas facile à comprendre pour nos esprits modernes très éloignés de la pensée hébraïque. Essayons de simplifier : les sacrifices de l’Ancienne Alliance ne sont pas capables de nous rapprocher de Dieu au point de partager sa sainteté (être sanctifiés). Tout ce que nous pourrons offrir de plus pur, de plus grand, de plus beau, n’est rien en comparaison de sa pureté, de sa grandeur, de sa beauté. Comme disait la petite Thérèse : « Toutes nos justices ont des taches à tes yeux. » Et la preuve, c’est qu’il faut sans cesse recommencer. Or, ce que Dieu veut par-dessus tout, c’est nous unir complètement à lui, nous sanctifier. Alors il nous donne lui-même la seule « victime » (dans le sens d’offrande) parfaite, c’est-à-dire son Fils unique, Jésus-Christ. Le sacrifice de la Croix, c’est ça : Dieu qui se donne lui-même (dans la Personne du Fils) pour nous rapprocher de lui. Petite mise au point : le mot victime a changé de sens et représente aujourd’hui toute personne qui subit quelque chose de désagréable. Or, à l’origine, la victime est l’animal offert à la divinité ; donc ce qui fait la victime, ce n’est ni sa faiblesse, ni sa douleur, mais le fait d’être la matière convenable du sacrifice. Ce qui ne rend pas la chose plus agréable, soit-dit en passant, mais aide à comprendre et à entrer dans le mystère que représente le sacrifice de la Croix.

Le sacrifice de la messe

Mais, me direz-vous, quel rapport avec la messe ? Si le Christ est mort pour nos péchés « une fois pour toutes », pourquoi parle-t-on du « sacrifice de la messe » ? Et à quoi sert-il ? Serait-ce encore un sacrifice comme ceux de l’Ancienne Alliance, qu’il faut recommencer « chaque année » (et même, comme nous sommes très pécheurs, chaque semaine, voire chaque jour) ?

Pas du tout ! Il n’y a bien qu’un seul sacrifice accompli un certain Vendredi, il y a deux mille ans, et que la messe rend présent et actuel : l’eucharistie est le mémorial, l’actualisation et l’offrande sacramentelle de l’unique sacrifice du Christ, dans la liturgie de l’Église qui est son Corps (CEC 1362). Mais la nature humaine a besoin de signes tangibles auxquels s’accrocher : ce sont les sacrements que la liturgie nous donne. Signes non seulement tangibles, mais efficaces : chaque participation à l’eucharistie nous rapproche encore de Dieu.

Les sacrifices païens « invitaient » Dieu à la table de l’homme, en quelque sorte. À la messe, c’est l’inverse : c’est Dieu qui invite l’homme à sa propre table ! Et plus encore : la nourriture qu’il nous donne, c’est son Corps et son Sang, c’est lui-même. Ce n’est pas un hasard si le Christ a choisi un repas pour faire ses adieux à ses disciples et leur donner le sens de sa mort, au moment où les Juifs s’apprêtaient à fêter la Pâque, c’est-à-dire le mémorial de l’Alliance. Pas un hasard non plus, si le Royaume des Cieux (l’union totale à Dieu) est présenté sous la forme d’un banquet, d’un festin de noces !

Le sacrifice de toute l’Église

Puisque l’Église est le Corps du Christ (bien avant d’être une institution, et bien au-delà de sa réalité terrestre), elle participe, elle aussi, au sacrifice de Celui qui est sa tête. À chaque messe, l’offrande présentée à l’autel n’est pas seulement le pain et le vin, mais la vie de chacun des fidèles, leurs souffrances, leurs prières, leurs travaux, si tant est qu’ils s’unissent librement à l’offrande du Christ (cf. Le temps de la préparation).

Évidemment, il y a encore beaucoup de choses à dire sur le sujet, l’offrande du Christ et l’admirable échange qui se produit à la communion (cela fera l’objet d’autres articles, ne vous inquiétez pas). Je reconnais que tout ça n’est pas très facile à comprendre, et encore moins à vivre. Plus exactement, notre intelligence réclame sa part là où notre âme seule a soif de Dieu. Car le sacrifice, ne l’oublions pas, c’est l’expression d’un élan vers Dieu, une aspiration profonde à vivre en sa présence. C’est forts de cet élan, de cette soif, que nous pouvons chanter après la prière de consécration : Viens, Seigneur Jésus !

Image par Robert Cheaib de Pixabay 

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1 thought on “Le sacrifice de la messe”

  1. Pas facile à comprendre, mais très intéressant. A lire et relire. On vit les choses un peu différemment, ensuite, lorsqu’on est à la messe …

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