TRIBUNE

Une fatwa au pays de Voltaire

par Pascal BRUCKNER
publié le 21 novembre 2006 à 0h10

L'affaire Redeker constitue la régression d'un principe fondamental de la France : la liberté de l'esprit. Ce professeur de philosophie dans un lycée des environs de Toulouse, objet d'une fatwa pour un article paru dans le Figaro début septembre, n'a jamais bénéficié du soutien unanime d'un Salman Rushdie, condamné lui aussi à mort pour blasphème par les religieux d'Iran en 1989, à la suite de la publication des Versets sataniques. Au contraire. La gravité de la chose aurait dû entraîner une solidarité inconditionnelle, quoiqu'on pense de l'article incriminé. Mais lâché par ses collègues de l'Education nationale et son ministre de tutelle, oublié par la quasi-totalité des politiques, Redeker a dû en plus subir les prêches et les sarcasmes de ceux qui prétendaient l'aider. Feignant de protester contre son sort, ces derniers, avec une rare bassesse, s'empressèrent d'ajouter qu'il l'avait bien cherché. L'islamologue officiel de l'Etat français, Olivier Roy, après avoir dénoncé le «tissu d'imbécillités» du texte de Redeker, accusait ce dernier d'avoir «chatouillé la fatwa», manière d'avertir quiconque écrit sur l'islam qu'il doit s'autocensurer sous peine d'encourir le châtiment suprême; le Mrap, égal à sa réputation, avertissait Redeker que s'il était mis à mort un jour, il n'aurait à s'en prendre qu'à lui-même; quant à l'historien Jean Beaubérot, il comparait notre philosophe ni plus ni moins au pamphlétaire antisémite de la fin du XIXe siècle Edouard Drumont!

C'est donc bien, au pays de Voltaire, une double fatwa qui a frappé Redeker : celle des tueurs qui l'ont désigné à la vindicte, celle de la bien-pensance qui a redoublé le verdict par un discrédit unanime. Tous ces défenseurs acharnés de la liberté d'expression cachaient mal l'envie de liquider le trublion, au moins par les mots. Terrible solitude du proscrit, privé de son salaire, contraint de vivre reclus sous protection policière et désavoué par ceux-là même dont il attendait un geste.

Redeker serait donc un idiot doublé d'un raciste, un obscur qui a voulu s'élever à la lumière publique en commettant un brûlot indigne. Sans nous prononcer ici sur la teneur de son article, notons tout de même que pour avoir souligné le lien, à ses yeux consubstantiel, entre l'islam et la violence, Redeker fut immédiatement condamné à mort. Quel lapsus! «Nous sommes tolérants, disent les islamistes, et si vous soutenez le contraire, nous vous tuerons.» Mais depuis quand une religion est-elle une race? Depuis que les mollahs iraniens, à la fin des années 70, pour préserver la révolution de Khomeiny de toute critique, ont forgé le terme piégé d'islamophobie. Calqué sur celui de xénophobie, il rend impossible toute attaque contre la religion du prophète, sauf à être taxé de racisme. Géniale invention : elle permet de tarir le débat intellectuel en le confondant avec le combat antiraciste, place le premier sous l'égide du second, refuse la confrontation des idées au motif qu'elle relèverait du mépris voire de la haine. L'islam rassemble des individus de toutes origines, Arabes, Perses, Turcs, Africains, Asiatiques, Européens et ne se réduit pas à une ethnie précise ou à une essence immuable. Mais pour les intégristes, il s'agit bien sûr de le sacraliser, d'en faire un objet intouchable, de le soustraire à toute relecture moderniste. Autant le racisme s'attaque aux personnes, le Noir, le Juif, l'Arabe, le Chinois, le Blanc en tant qu'elles sont ce qu'elles sont, autant l'exégèse religieuse porte sur des textes historiques toujours susceptibles d'interprétations nouvelles, d'éclairages inédits. Une croyance n'est pas une race, une opinion non plus. Parlera-t-on un jour de «christianophobie» parce qu'on est en désaccord avec Rome ou le Nouveau Testament, de «bouddhophobie», d'«hindouophobie»?

Face à l'extrémisme religieux, il n'est au fond que trois attitudes. Il y a ceux qui, athées, musulmans, juifs, chrétiens, agnostiques, ont décidé de résister aux délires des barbus par la réfutation, les écrits, l'étude des textes et tentent de refroidir l'ardeur meurtrière de la foi; il y a les sceptiques qui ricanent, tournent la tête et ne veulent rien savoir de la menace; il y a enfin, minoritaires mais très influents, les amis du fanatisme, à droite, à gauche ou à l'extrême gauche, qui flattent ce dernier, l'encouragent, le parent des plus beaux atours, le respect d'autrui, le dialogue des cultures, l'antiracisme. Les collabos d'aujourd'hui ont besoin de se déguiser en résistants. C'est l'honneur de Redeker que d'avoir démasqué ces militants de la servitude volontaire. Le meeting en son honneur organisé, le 15 novembre à Toulouse, sous l'égide du Crif est apparu comme une étrange combinaison d'entêtement et de fragilité. Emu, presque embarrassé par l'hommage qui lui était rendu, cet homme timide, aux allures effacées, n'en a pas moins réaffirmé sa volonté de se battre, jurant qu'il ne regrettait rien ni du texte écrit ni des épreuves traversées. Ceux qui le lisent depuis de nombreuses années avec admiration savent que ce membre du comité éditorial des Temps modernes, issu du monde ouvrier, républicain convaincu et philosophe acéré, n'a jamais cédé sur ses convictions, que ce soit dans la lutte contre l'injustice sociale, les dérives du sport, l'effondrement de l'école. Robert Redeker mérite notre soutien et notre respect.

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