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Pourquoi les casseurs épargnent le halal

La boucherie du Vieux-Carouge a subi la nuit du 24 mai 2018 une attaque revendiquée par le mouvement antispéciste.

Débris de vitrines et tags sur les murs. Depuis la mi-avril, seize enseignes, principalement des boucheries artisanales, ont été la cible d'activistes antispécistes entre Genève et Nyon. Aux côtés de trois McDonald's et d'un fourreur, deux kebabs figurent aussi parmi les commerces caillassés. La protestation contre l'abattage rituel halal (et casher), impliquant l'égorgement de l'animal sans étourdissement, constituerait-elle une priorité? Doit-on s'attendre à un vandalisme particulier tourné vers les boucheries halal et casher dans le futur? Non, bien au contraire, nous expliquent trois figures de l'antispécisme romand, toutes vingtenaires et lausannoises, tout en précisant qu'elles s'éloignent de la responsabilité des actes de vandalisme commis. Au téléphone, Virginia Markus, militante antispéciste et auteure, Elisa Keller, déléguée suisse de l'association 269 Libération animale, et Pia Shazar, présidente de l'association Pour l'Égalité animale.

Quand l'antiracisme s'invite au menu

«Au vu du contexte d'islamophobie inacceptable dans lequel nous vivons, taper sur une population déjà stigmatisée ne serait vraiment pas anodin. De plus, tenir un discours critiquant l'abattage rituel en particulier risquerait d'être relayé par des mouvements xénophobes, ce que nous voulons éviter à tout prix», explique ainsi Pia Shazar. L'antispécisme est-il donc politiquement situé à l'extrême gauche? «Je ne sais pas. En ce qui me concerne, je me sens proche des idées du parti SolidaritéS», confie la jeune femme.

Même son de cloche du côté d'Elisa Keller: «Il faut dénoncer sans concession toutes les méthodes d'abattage. Mais il est vrai que l'on fait attention à ne pas nourrir le débat xénophobe en Europe. C'est pour cela que les militants ne dirigent pas leurs actions contre les boucheries halal ou casher en priorité. On essaie de respecter leur culture. C'est délicat de militer en tant que Blanc et de dire à des personnes racisées ce qu'elles doivent faire.»

Comment expliquer alors que deux kebabs proposant de la viande halal aient tout de même été victimes de caillassage? Y aurait-il des avis divergents à l'intérieur du courant? Elisa Keller propose une réponse: «Certains militants sont seulement animalistes, comme Brigitte Bardot, et moins au fait de la convergence des luttes.» C'est que l'ancienne actrice fait office d'épouvantail. L'historique défenderesse des bébés phoques a fait de l'abattage halal son nouveau cheval de bataille tout en soutenant le Front national, parti français d'extrême droite. «Brigitte Bardot aime les animaux, mais pas de la bonne manière. On ne peut pas être antispéciste et raciste. Je n'aimerais pas m'associer à cette figure xénophobe», confie Elisa Keller en ajoutant: «À titre personnel, j'ai envie de redonner aux gens à qui j'ai pris pendant tant d'années. En tant que Suisse et Occidentale, j'ai mangé de la viande jusqu'à mes 17 ans (ndlr: elle en a aujourd'hui 20), cela a contribué à exploiter des régions du monde défavorisées. Au final, ce sont toujours les mêmes qui paient, ce n'est pas juste. Je tiens à partager mes privilèges.»

Sexisme, racisme, spécisme: des «schémas d'oppression»

C'est pour cela, apprend-on, que seuls les Occidentaux devraient s'abstenir d'exploiter les animaux. «Chez certaines communautés migrantes par exemple, la nourriture est un bagage très important, c'est quelque chose qui rassure. Notre but est de rendre véganes les populations qui ont la possibilité de le devenir. C'est complètement envisageable pour un Suisse de classe moyenne supérieure d'arrêter de consommer des produits animaux, ça l'est moins pour une personne noire, qui doit déjà s'intégrer, qui parle une autre langue. Il est compréhensible pour ces personnes qu'elles aient d'autres priorités», estime Elisa Keller.

Pour Virginia Markus, qui reconnaît que les boucheries halal ou casher ainsi que les enseignes étrangères sont «peut-être moins visées que d'autres», la raison est autre: «Il s'agit d'éviter que la population suisse ne détourne son regard de sa propre responsabilité dans le meurtre de 77,5 millions d'animaux sur son sol. Puisque l'abattage halal n'est pas autorisé en Suisse (ndlr: mais son importation l'est), il n'est pas prioritaire.»

L'antispécisme étant un mouvement (pour l'instant) occidental, n'y a-t-il pas une attitude coloniale à vouloir convertir toute la planète à sa cause? Est-il envisageable de donner des leçons à des pays où il est culturellement particulièrement important de manger de la viande? «Donner l'impression aux pays émergents de devoir suivre le modèle occidental pour s'émanciper est déjà une catastrophe. Il ne s'agit pas de donner de leçons mais de mettre en lumière les liens clairs entre le féminisme, l'antiracisme et l'antispécisme. En mangeant de la viande, les sociétés opprimées reproduisent ce schéma d'oppression», soutient Virginia Markus.

«Forcer» par la législation

La militante lausannoise justifie les caillassages, qu'elle refuse d'interpréter comme des actes violents: «Ce ne sont que des vitres cassées. On ne peut pas comparer des dégâts matériels à la violence subie par les animaux», tout en soutenant que «ce ne sont pas les bouchers qui sont visés à titre personnel, mais leur métier en tant qu'emblème».

Quant à la crainte de susciter de l'hostilité et donc de dégoûter les gens du véganisme, Virginia Markus y est peu sensible. «Il y a eu une vague de véganes qui communiquaient sur leur mode de vie, ce qui a permis de voir émerger des produits véganes dans les grandes surfaces. Mais le nombre d'animaux tués n'a pas diminué, au contraire. Le but n'est donc plus de convaincre les gens, mais de changer la législation pour interdire l'exploitation et le commerce des animaux. D'où la nécessité de passer par des actions de désobéissance civile qui interviennent lorsque d'autres outils militants ont fait leur part, afin de forcer la société à se positionner sur la question.»

Soit de forcer les gens à devenir véganes? «Il y a bien des lois qui vous interdisent de tuer votre chien pour le manger. Il n'y a donc aucune raison à ne pas étendre cette loi à tous les animaux. La vie d'un animal est plus importante que le plaisir de manger un steak.» Elle juge le bilan des «actions de désobéissance civile» positives: «Ça fait partie de cette révolution qui est en marche. Dans dix, vingt, trente ans, ne plus consommer des animaux sera devenu une évidence.»

Pour se convaincre de l'aspiration révolutionnaire du mouvement, il suffit de lire le mot d'ordre du site 269 Libération animale: «Notre démarche est délibérément offensive. (…) Le mouvement doit adopter une approche nouvelle capable de constamment surprendre nos ennemis pour les mettre à genoux.»

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«L'antispécisme freine le véganisme»

Ce n'est pas parce que l'on est végane que l'on soutient l'antispécisme. Preuve en est avec Raphaël Bovey, dont le poil se hérisse quand il entend parler de celui-ci: «Ce courant ne fait pas avancer le véganisme. Les stratégies de communication agressives des antispécistes ne font souvent que braquer les gens et cristalliser les tensions entre antagonistes», déplore l'ingénieur du son lausannois.

Il dénonce les incohérences du courant: «Le projet de sauver tous les animaux en les libérant des abattoirs est complètement utopiste: ces animaux ont été tellement modifiés pour remplir leur fonction de nourriture humaine qu'ils survivraient difficilement à l'état naturel. Mais surtout, voir dans les habitudes carnivores de l'homme un système d'oppression millénaire, ça ne tient pas: avant 1948, date à laquelle on a réussi à synthétiser la vitamine B12 (ndlr: soit une vitamine que les végétaliens doivent ingérer en complément pour rester en bonne santé), les gens n'avaient juste pas le choix. Manger de la viande et des laitages était simplement nécessaire à leur survie et à leur santé. Imaginer que l'homme a initialement chassé puis élevé des animaux par soif de domination est donc complètement faux. Ce qui m'intéresse, c'est le constat suivant: maintenant que nous n'avons plus besoin de trouver cette vitamine dans les produits animaux, je trouve légitime de nous demander pourquoi continuer à en manger.»

Quant aux pincettes que prennent les antispécistes par rapport aux «personnes racisées», il éclate d'un rire jaune. «La dite convergence des luttes force à une réduction drastique de la complexité des problématiques. Et on en arrive à un gloubi-boulga incohérent par rapport à ce que l'on défend. Les animaux n'en ont rien à faire que celui qui les tue soit Noir, Blanc ou Arabe.»

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Un activisme basé sur des «théories bidon»

Historien des religions, égyptologue et anthropologue de l'Université de Genève, Youri Volokhine se dit consterné par la pensée antispéciste: «Les partisans se basent sur quelques auteurs, notamment Peter Singer ou Carol Adams, qui a écrit «Pornographie de la viande» et qui voit dans l'élevage un viol de l'animal à mettre en parallèle avec la domination du mâle blanc occidental. Cette vision de l'élevage comme un système d'oppression est une théorie plaquée sur la rhétorique marxiste de la domination; en sciences humaines, les travaux de Max Weber, Adorno ou Michel Foucault touchent aussi à ces questions, mais de manière plus subtile. Le problème est de voir des systèmes d'oppression là où il n'y en a pas forcément. Ainsi, l'antispécisme ne tient pas compte des pratiques humaines depuis des milliers d'années: il tire un trait sur la réalité des choix alimentaires. Comparer l'esclavage et l'élevage force le bon sens: l'esclavage est dû à des conditions historiques détestables tout à fait autres que la nécessité de se nourrir. En véritables «trolls» des sciences humaines, les antispécistes tiennent ainsi les auteurs qu'ils lisent pour des messies, sans jamais mettre en doute des présupposés théoriques souvent bidon.»

Youri Volokhine déplore le fait que la logique des études décoloniales soit reprise et adaptée à tout le champ des activités humaines: «L'antispécisme s'engouffre dans la dénonciation, certes toute légitime, de la maltraitance des animaux avec un message politique situé à l'extrême gauche. En ciblant les pratiques occidentales de consommation de viande, il tente de prouver que ce système est quasi fasciste. Le problème, ce sont les actes violents qui s'y associent. Vouloir changer les pratiques alimentaires par la force, en justifiant celle-ci parce qu'elle serait «révolutionnaire» et tolérable, et, ce faisant, vouloir que tout le monde adopte la même pratique que soi s'apparente également à une sorte de fascisme. Casser des vitrines, c'est poser les bouchers en ennemis à combattre. Il n'y a plus de limites à la violence si l'on raisonne ainsi. Cependant, ce qui est vraiment honteux, ce ne sont pas tant les militants que les intellectuels qui les soutiennent, en prétextant que cette violence serait bien moindre que celle infligée aux animaux. Mais dans une démocratie, on ne force pas les gens, pas plus qu'on ne les violente.»

Quant à l'idée que les Occidentaux devraient plus que les autres renoncer au «privilège de manger de la viande» (lire ci-dessus) car ils descendent de peuples colonisateurs, l'enseignant la balaie d'un revers de la main. «En quoi l'idée que quelqu'un doive expier aujourd'hui ce qu'ont fait ses ancêtres hier est-elle légitime? Reprochera-t-on aux Mexicains de descendre de colonisateurs espagnols et du peuple sanguinaire des Aztèques? Aux Mongols les massacres de Gengis Khan? Cet ultrapuritanisme d'inspiration calviniste prétendant racheter un péché originel est complètement liberticide.»