Loca do Cabeço (Aljustrel) © Odile Dubanchet

Loca do Cabeço (Aljustrel) © Odile Dubanchet

Carnet d’un pèlerinage à Aljustrel, le hameau des voyants de Fatima

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La sainteté quotidienne des pastoureaux

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           Loca do Cabeço
J’y suis enfin, en ce lieu où mon imagination m’a porté plusieurs fois ces derniers temps. J’y suis, sous un vent aigre, trempé par une bonne averse et accueillant avec gratitude le retour du soleil. Ses rayons, filtrés par les chênes-verts, projettent des disques lumineux sur les rochers blancs recouverts en partie de mousse.
Mes amis m’ont demandé de les guider en ces lieux chargés de souvenirs relatifs aux trois petits bergers de Fatima. Je ne dispose malheureusement que de deux livres, les mémoires de sœur Lucie et le recueil de témoignages rédigé par le Révérend Père de Marchi, il me manque un descriptif détaillé des différents lieux que nous allons visiter, je n’en ai pas trouvé, en français, dans les librairies de Fatima.
Nous sommes assis sur un petit mur de pierre et devant nous se trouve l’admirable groupe sculpté, réalisé en 1958 par Maria Amélia Carvalheira da Silva. Il rappelle deux apparitions de l’ange aux petits pastoureaux en 1916. Ceux-ci sont représentés à genoux. François a posé sur son épaule son grand bonnet de laine. L’ange, ou plus exactement le jeune homme céleste, puisqu’il n’a pas d’aile, nous tourne le dos. Ses cheveux ainsi que le bas de sa robe sont agités par le vent. On perçoit que ce souffle ne vient pas de l’extérieur mais provient de la personne même du visiteur céleste qui est esprit.
Ensemble, comme l’avait fait l’ange, nous récitons, trois fois de suite, la prière qu’il avait confiée aux trois enfants :
 « Mon Dieu, je crois, j’adore, j’espère et je vous aime. Je vous demande pardon pour ceux qui ne croient pas, qui n’adorent pas, n’espèrent pas et ne vous aiment pas. »
Nous restons un moment en silence, en nous rappelant cette belle recommandation de l’ange :
« Priez ainsi. Les cœurs de Jésus et de Marie sont attentifs à la voix de vos supplications.»
Nous montons quelques marches et nous voyons que l’ange tient d’une main un calice et de l’autre une hostie. Ce n’est plus la première, mais la dernière apparition qui est ainsi évoquée. Sœur Lucie, dans son second mémoire, écrivait :
« Nous avons revu l’ange qui tenait dans sa main gauche un calice, sur lequel était suspendue une hostie. De l’hostie, tombaient quelques gouttes de sang dans le calice. L’ange laissa suspendu en l’air le calice, s’agenouilla près de nous et nous fit répéter trois fois la prière à la Sainte Trinité. Puis se relevant, il prit dans ses mains le calice et l’hostie. Il me donna la sainte hostie et partagea le sang du calice entre Jacinthe et François en disant :
‘Prenez et buvez le Corps et le Sang de Jésus-Christ horriblement outragé par les hommes ingrats. Réparez leurs crimes et consolez votre Dieu’. »
 Seule Lucie, âgée alors de neuf ans, reçut la sainte hostie car elle avait fait sa première communion, ce qui n’était pas le cas de ses deux cousins plus jeunes qu’elle, François avait huit ans et Jacinthe six. L’ange avait terminé son message par cette demande de consoler Dieu. Cette expression allait rester gravée dans l’esprit de François, le petit contemplatif qui passait des heures en prière pour porter un peu de joie à son Seigneur.
Je quitte pour un bref instant mes amis, enjambe le parapet et monte sous les chênes-verts en dire ction de la ligne de rochers à la recherche de celui sur lequel François aimait s’isoler. Sœur Lucie, dans son quatrième mémoire, raconta :
En arrivant au pâturage, François grimpa sur un rocher élevé et nous dit : « Lucie et Jacinthe, ne venez pas ici, laissez-moi rester seul » Je répondis : « C’est bien. » Et je me mis à jouer avec Jacinthe à courir après les papillons, que nous attrapions, pour faire aussitôt le sacrifice de les laisser partir. Nous avions complètement oublié François. L’heure du goûter arrivée, nous nous rendîmes compte de son absence. Je l’appelai : « François, ne veux-tu pas venir prendre le goûter ? » Il répondit : « Non, mais vous autres mangez. » Je lui demandai : « Et dire le chapelet. » Il acquiesça : « J’irai après pour prier, rappelez-moi. » Lorsque je suis retournée l’appeler, il me dit : « Venez ici, vous autres, prier près de moi.» Nous sommes montés au sommet du rocher où nous avions du mal à nous tenir tous les trois agenouillés, et je lui demandai : « Mais qu’est-ce que tu fais ici depuis si longtemps. » Il nous confia :
« Je pense à Dieu qui est si triste à cause de tant de péchés ! Ah, si j’étais capable de lui faire plaisir. »
           Valinhos
À quelques pas du Cabeço, je rejoins mes amis, au lieu dit Valinhos. C’est une aire circulaire, délimitée par un muret de pierre, entourée de nombreux arbres, semblable à un petit jardin public. À son centre, s’élève une grande statue de Notre Dame, protégée par un dôme de pierre. C’est ici que la Sainte Vierge apparut le dimanche 19 août 1917 aux petits bergers. Le rendez-vous mensuel avait été décalé car les voyants avaient été séquestrés par l’administrateur du canton, le treize de ce mois. Nous regardons attentivement la statue qui est relativement fidèle aux descriptions données par les voyants. Marie est simplement vêtue, elle n’a pas de couronne sur la tête. Elle porte une grande robe blanche, sans ceinture, en partie cachée par une longue mante, un voile épais qui descend jusqu’à ses pieds. Elle tient entre ses doigts un chapelet. Il manque la seule décoration de son habit, un cordon doré qui devrait entourer son cou et qui devrait être fermé par un gland doré au niveau de la ceinture.
En ce lieu, Marie à la fin de sa visite, ressentit une grande tristesse et déclara :
« Priez, priez beaucoup et faites des sacrifices pour les pécheurs, car beaucoup d’âmes vont en enfer parce qu’elles n’ont personne qui se sacrifie et prie pour elles. »
        Notre examen méditatif de la statue de Notre Dame est interrompu par l’arrivée d’un groupe d’une cinquantaine d’Indiens. L’un de nous a l’idée de leur demander, en anglais, de nous chanter un cantique marial. Après un court temps de préparation, ils se mettent tous à chanter dans leur langue natale. En cet endroit, isolé des routes et de l’agitation de la ville, sous les chênes verts et les oliviers, monte un chant d’un pays éloigné, d’une culture bien différente de la nôtre. Nous comprenons alors le titre si souvent donné à Fatima : l’autel du monde.
             En marche vers Aljustrel
Nous quittons la quiétude de ces lieux pour nous rendre à Aljustrel, le hameau natal des petits bergers. Le chemin devient une route, les voitures en stationnement remplacent les oliviers et les chênes-verts, bref, nous replongeons dans notre époque. Nous sortons de notre relative tranquillité, regrettant ces moments de paix vécus avec les pastoureaux.
Toutefois, il est bon de nous rappeler que la vie des trois petits bergers ne fut pas facile, non seulement ils eurent à subir les moqueries et les menaces de leurs proches, mais en plus, ils s’infligèrent de lourdes pénitences. En regardant les quelques chênes préservés au bord de la route, comment ne pas penser que les glands constituèrent le plus souvent le seul repas des pastoureaux. En effet, désirant offrir des sacrifices pour la conversion des pécheurs et en réparation des fautes qui offensent Dieu, ils avaient pris l’habitude de distribuer à des pauvres leur provision pour la journée et de se contenter de ce qu’ils pouvaient cueillir sur place.
Un jour de grande chaleur, Lucie avait demandé une cruche d’eau à une ferme voisine, elle l’apporta à ses deux cousins qui refusèrent de boire par pénitence. Elle vida alors le contenu du récipient dans le creux d’une pierre pour que les brebis puissent la boire et rendit la cruche vide à son propriétaire. Dans l’après-midi, la faim et la soif tenaillaient les enfants. Le chant des cigales devenait insupportable, ainsi que le coassement des grenouilles de la mare voisine. Jacinthe, avec une simplicité qui lui était naturelle, demanda à Lucie : « Dis aux grillons et aux grenouilles de ne plus chanter, j’ai tellement mal à la tête ! »Alors François intervint : « Ne veux-tu pas souffrir cela pour les pécheurs ? » Jacinthe, tenant sa tête entre ses mains, dit à Lucie : « Oui, je le veux, laisse-les chanter. »
On lit avec effroi de tel témoignage, on se demande comment un Dieu plein d’amour peut martyriser à ce point des enfants innocents. Mais cette première réaction est totalement en dehors de la réalité vécue par les trois voyants. Aucun sacrifice ne leur fut imposé, ils s’infligèrent de dures privations librement et par pur amour de Dieu. Ils le firent, parfois dans la douleur, mais en ressentant toujours en eux une grande joie. Ils voulaient faire plaisir à Notre Dame qu’ils avaient vue si triste et ils cherchaient, par tous les moyens, à la consoler. Ils étaient excessifs dans leurs preuves d’amour, ils se donnaient entièrement, comme ils l’avaient promis à la belle Dame lors de la première apparition, le 13 mai. Quand, dans son premier mémoire, sœur Lucie qualifia les glands amers de nourriture délicieuse, elle disait la vérité, les sacrifices qu’ils choisirent librement avaient un goût savoureux, celui de l’amour divin. Ce qui fait que leurs privations supportées avec joie, restèrent ignorées de leur famille.
Nous arrivons à l’entrée d’Aljustrel, les maisons du hameau sont devant nous. C’est peut-être à cet endroit que les bergers se retrouvaient chaque matin. Lucie arrivait avec son troupeau d’une petite trentaine d’animaux, ses cousins avec leurs brebis. Le premier arrivé attendait les autres. C’était Lucie qui décidait du pâturage, elle choisissait un terrain appartenant à sa famille ou à celle de ses cousins, en prenant soin de demander, la veille, l’autorisation au propriétaire.
Au début, c’était Jacinthe qui avait imposé la mise en commun des deux troupeaux, son frère François aurait sans doute préféré garder les brebis avec d’autres garçons de son âge. Il se rendait au rendez-vous du matin en traînant les pieds, puis, connaissant mieux Lucie, il y alla de bon cœur. Comme un jour, il arriva de bonne heure au lieu de rendez-vous, sa cousine s’en étonna, il lui répondit : « Je suis venu, parce que je ne sais pas ce qui m’arrive, avant je ne me souciais pas de toi, mais maintenant, le matin, je ne peux plus dormir, ayant hâte de venir près de toi. » Cette franche réponse montre bien que la profonde amitié qui lia les trois pastoureaux ne fut pas immédiate, mais qu’elle se construisit peu à peu.
             Le poço do Arneiro
Arrivés au centre d’Aljustrel, nous tournons à droite. Nous côtoyons des magasins de souvenirs où des statues de Notre Dame, des étoffes colorées et des peluches variées sont exposées. Nous passons devant la maison de Lucie sans s’arrêter et nous descendons vers le puits, le poço do Arneiro. Nous retrouvons le calme, même si les groupes de pèlerins sont nombreux à s’y rendre. Nous enjambons le muret de pierre et nous nous installons sous les oliviers pour réciter le chapelet qui avait été préparé par une personne de notre groupe.
La prière terminée, je donne quelques explications sur le site. Ce n’est pas à proprement dit un puits, mais plutôt une vaste citerne recouverte de grandes dalles de pierre. En saison pluvieuse, on les enlevait pour permettre le remplissage de la citerne. Ce lieu retiré était apprécié par les trois petits bergers, ils y venaient souvent pour s’amuser aux heures de la sieste, pour réfléchir sur les paroles de Notre Dame afin de prendre des décisions, et aux moments les plus difficiles, pour pleurer ensemble. Sœur Lucie, en 1935, confiait à l’évêque de Leiria :
« Nous devions choisir ce lieu, quelques années plus tard comme cellule de nos colloques, de nos oraisons ferventes et aussi, Excellence, pour tout vous dire, pour y verser bien souvent des larmes amères. Nous mélangions nos larmes à l’eau du puits, pour les boire ensuite à la même source où nous les avions répandues. Cette citerne ne serait-elle pas l’image de Marie dans le Cœur de laquelle nous séchions nos larmes pour y boire la plus pure consolation ? »
Autour de la citerne, a été placé un groupe sculpté, réalisé en 1986. Il représente les trois petits bergers en prière et un amas de nuées d’où sort un visage. Il rappelle ainsi, la seconde apparition de l’ange qui eut lieu pendant l’été 1916, en début d’après-midi. Les petits bergers avaient mené leur troupeau à l’aube pour que les brebis puissent paître une herbe encore mouillée de rosée. Comme la chaleur commençait à devenir étouffante, ils avaient ramené les brebis à leur étable avant de pouvoir les sortir à la fin de l’après-midi. Ils avaient donc de nombreuses heures de liberté devant eux, un long temps pour se reposer et surtout pour s’amuser. Pendant que les adultes faisaient la sieste, les enfants plein de vitalité, prenaient possession de leur terrain favori, autour de la citerne. C’est ici, qu’apparut subitement l’ange.
Il commença par les reprendre vivement, leur reprochant d’avoir oublié le message qui leur avait adressé quelques mois auparavant. Il leur avait dit que les cœurs de Jésus et de Marie étaient attentifs à la voix de leurs supplications et depuis ce moment ils avaient si peu prié. Ils avaient rapidement délaissé les temps d’adoration pour reprendre leurs jeux enfantins. N’avaient-ils pas ainsi déçu Jésus et Marie qui comptaient sur eux ? D’où cette réprimande de l’ange :
« Que faites-vous ? Priez, priez beaucoup. Les saints cœurs de Jésus et de Marie ont sur vous des desseins de miséricorde. »
Le mot français dessein traduit un terme portugais plus usuel et plus compréhensible pour des enfants. Son sens est vaste, il peut dire souhait, voie, intention, visée, attente. Les projets de Jésus et de Marie sur ces trois petits enfants étaient importants mais encore imprécis. Les petits bergers étaient à la fois joyeux d’être ainsi considérés et perplexes, ne sachant pas vraiment ce qu’ils devaient faire. Au départ de l’ange, ils furent abattus, ils se sentaient écrasés par leur responsabilité et par le poids de cette révélation. Il leur fallut de nombreux jours pour qu’ils puissent comprendre ce qui venait de se passer.
           La grange
Nous remontons vers la maison de Lucie en faisant un arrêt devant la petite grange située en face de la demeure familiale. Quatre brebis et un agneau nous accueillent, et l’un de nous n’a pu s’empêcher de caresser un de nos hôtes à quatre pattes. Ce geste, Lucie devait le faire avant de conduire son troupeau. Certains matins, elle partait le cœur bien triste. Pendant les apparitions, sa mère était persuadée que sa fille ne disait pas la vérité et elle la menaçait régulièrement des pires punitions si le soir elle n’avouait pas qu’elle avait menti. Sœur Lucie, dans son premier mémoire, confia la grande peine qui l’étreignait en ces matins :
« Ma mère voulait à tout prix que je me dédise. Un jour, avant de sortir le troupeau, elle voulut m’obliger à confesser que j’avais menti. Elle n’épargna pas pour cela les menaces, les caresses, ni même le manche à balai. Ne pouvant obtenir qu’un silence obstiné, ou la confirmation de ce que j’avais déjà dit, elle m’envoya ouvrir la porte de la bergerie et me dit de bien réfléchir pendant la journée. Elle n’avait jamais toléré un mensonge de ses enfants, maintenant encore moins, elle ne pourrait tolérer un mensonge de ce genre-là. Ainsi, le soir même, elle m’obligerait d’aller trouver les personnes que j’avais trompées, confesser que j’avais menti et leur demander pardon. Je partis donc avec mes brebis et ce jour-là mes compagnons m’attendaient déjà. Ils coururent à ma rencontre. En me voyant pleurer, ils m’en demandèrent la cause. Je leur racontai ce qui s’était passé. Maintenant dites-moi ce que je dois faire. Ma mère veut à tout prix que je dise que j’ai menti. Mais comment vais-je le dire ? »
Ses cousins l’exhortèrent à continuer à dire la vérité et à offrir en sacrifice le véritable martyre qu’elle subissait de la part de sa famille.
À côté de la petite grange se trouve un grand figuier prodiguant une ombre bienveillante devant l’entrée de la maison. Autour de l’arbre, la famille de Santos aimait s’asseoir, prendre un moment de repos. Les souvenirs attachés à cet endroit sont paisibles.
C’est là que, Lucie, toute petite, apprit de son père à regarder le ciel étoilé.
Sœur Lucie raconta dans son cinquième mémoire cette charmante scène :
« Mon père me montra le ciel et dit : « Regarde, là-haut se trouvent Notre Dame et les anges, la lune est la chandelle de Notre Dame, les étoiles sont les chandelles des anges, qu’eux et Notre Dame ont allumées et placées dans les fenêtres du ciel pour éclairer notre chemin dans la nuit. Le soleil que tu vois se lever tous les jours, là-bas, derrière la montagne est la chandelle de Notre Seigneur qu’il illumine tous les jours pour nous réchauffer et pour nous éclairer durant notre travail. »
Et sur l’aire de la grange, il continuait à m’apprendre la doctrine chrétienne, à chanter et à danser. Parfois ma mère et mes sœurs aînées qui étaient à la maison venaient nous épier derrière la ramure des figuiers et disaient en riant : Nous avions l’impression de voir une petite toupie, avec ses petits bras en l’air, cherchant à imiter les gestes et les pas de son père. Ma mère venait avec un gobelet de rafraîchissement, mélange de miel et d’eau fraîche tirée du puits, pour le donner à mon père et à sa petite toupie. »
Ce souvenir de bonheur familial est resté dans la mémoire de la petite fille avec ses moindres détails. C’est ainsi, qu’au même endroit, quelques années plus tard, elle raconta à ses cousins ce que son père lui avait dit en montrant le ciel, elle rapporta mot à mot les paroles entendues cette nuit-là. Après un temps de réflexion, Jacinthe répondit :
« Je préfère la lampe de Notre Dame qui ne nous brûle pas, ni ne vous aveugle pas à celle de Notre Seigneur. »
Parole qui n’est pas dénué de sens, Marie n’a-t-elle cette mission de nous transmettre la vie de son Fils, son amour incandescent pour l’humanité, mais avec douceur de façon progressive et adaptée à notre faiblesse ?
             La maison de Lucie
Les pèlerins sont trop nombreux et nous ne pouvons entrer dans la maison de Lucie, n’ayant pas la patience de faire la queue. Nous restons sous le figuier, face à la porte d’entrée. De l’autre côte, était suspendu, un crucifix. Je rappelle à mes amis, l’anecdote suivante qu’ils connaissaient déjà :
Un jour, Lucie s’amusait avec Jacinthe dans la maison, comme la petite avait perdu une partie, l’aînée lui infligea pour gage d’aller embrasser son frère présent dans la pièce. Jacinthe n’avait pas envie de se montrer si familière vis-à-vis de son cousin, bien plus âgé qu’elle, elle suggéra à Lucie, un autre gage, celui d’embrasser le crucifix. Ayant obtenu gain de cause, elle monta sur une chaise, prit la croix et l’embrassa avec une grande dévotion. Puis, après avoir regardé attentivement ce qu’elle tenait dans sa main, elle demanda : « Pourquoi Notre Seigneur est-il ainsi cloué sur une croix ? » Au même moment arriva la sœur aînée de Lucie qui ordonna avec sévérité que le crucifix soit remis à sa place. Les deux petites filles sortirent et s’assirent sur les dalles du puits. Lucie raconta la Passion de Notre Seigneur comme sa mère lui avait enseignée. En entendant les souffrances de Jésus sur la croix, Jacinthe s’émut et pleura. Elle dit :
« Pauvre Notre Seigneur ! Je ne dois jamais faire aucun péché. Je ne veux pas que Notre Seigneur souffre davantage. » 
             Vers la maison de François et de Jacinthe
Nous revenons au centre du hameau et nous continuons tout droit vers la maison de la famille Marto, celle de François et de Jacinthe. La rue est étroite, les voitures, les cars manœuvrent difficilement. Quelle agitation ! Un verset de l’évangile me revient à l’esprit : « N’allez pas croire que je suis venu apporter la paix sur terre, je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive. »
Après la seconde apparition, Lucie fut interrogée par le curé de Fatima qui, après réflexion, conclut que la petite fille ne mentait pas mais qu’elle était peut-être victime d’illusion diabolique. Lucie entendit cette infernale supposition et en fut bouleversée. Serait-elle entre les mains de Satan ? Elle se disait que Dieu apporte la paix, or depuis les apparitions la discorde, la haine se sont propagées dans sa famille. Sa mère régulièrement la menaçait, son père las d’entendre les cris de sa femme rentrait le plus tard possible, passant des heures entières au bistrot, ses sœurs lui reprochaient durement son entêtement. Monsieur le curé de Fatima n’aurait-il pas raison, la belle Dame ne serait-elle pas une créature de l’enfer ? Lucie décida alors de ne pas se rendre au rendez-vous du 13 juillet, persuadée qu’une créature céleste ne pouvait apporter un tel désordre. Heureusement que Lucie n’eut pas la vision de son hameau transformé, cent ans plus tard, en parking et en magasins de souvenir, sinon sa décision aurait été irrévocable. Jacinthe aida sa cousine à surmonter cette épreuve, en exposant deux arguments qui lui semblaient inattaquables :
« Non, ce n’est pas le démon, non ! On dit que le démon est très laid et qu’il est en dessous de la terre, en enfer. Cette Dame est si belle ! Et nous l’avons vu monter au ciel. »
On pourrait dire de même, le centre d’Aljustrel est agité, mais les gens sont si gentils, les magasins regorgent d’images de Notre Dame, tout cela ne peut venir que du ciel.
             La maison de François et de Jacinthe
Nous nous arrêtons dans le jardin derrière la maison de François et de Jacinthe. Cette demeure nous paraît bien petite pour une famille nombreuse. Manuel Marto, lors d’un témoignage sur François, affirmait : « Il y a toujours de la tranquillité dans cette maison, il y avait là cependant une bande de huit enfants. Mais je tenais à ce que tout marche droit. » Il fallait bien l’autorité du père de famille pour que tous puissent vivre en harmonie.
Cette demeure est précieuse non seulement en raison de ses occupants : François et Jacinthe mais surtout par les apparitions de Notre Dame aux deux enfants. Elles sont moins connues car elles étaient d’ordre privé. On n’a appris leur existence que par des confidences que Jacinthe fit à Lucie.
Au début de l’année 1919, Jacinthe fut atteinte d’une pneumonie, elle resta alitée, puis, sa santé s’améliorant, elle put s’asseoir avec l’ordre de rester à l’intérieur. Un jour, elle fit appeler sa cousine et dès qu’elle arriva, elle lui dit, tout émue :
« Écoute, Notre Dame est venue nous voir, et elle a dit qu’elle viendrait dans très peu de temps, chercher François pour l’emmener au Ciel. À moi, elle m’a demandé si je voulais encore convertir davantage de pécheurs. Je lui ai dit que oui. Notre Dame veut que j’aille dans deux hôpitaux, mais pas pour guérir. Ce sera pour souffrir davantage, pour l’amour de Dieu, pour la conversion des pécheurs, et en réparation des offenses commises contre le Cœur immaculé de Marie. Elle m’a dit que tu n’y viendrais pas, que ma mère m’y conduirait, et qu’ensuite je resterais là toute seule. » Ce fut pour Jacinthe une terrible épreuve d’apprendre qu’elle allait mourir toute seule dans un hôpital de Lisbonne.
Entre deux groupes de pèlerins, nous arrivons à nous glisser et à rentrer dans la chambre de François. Nous aurions aimé avoir du temps pour nous recueillir, mais c’était impossible, je ne pus que rappeler les derniers mots du petit garçon, le 3 avril 1919. En pleine nuit, il appela sa mère et lui dit : « Oh, maman, voyez ! Quelle belle lumière là, près de la porte ! » Et peu après : « Maintenant je ne la vois plus. » La nuit s’écoula. Le lendemain, vers 10 heures, le visage de François s’illumina d’une manière surprenante. Un sourire entrouvrit ses lèvres qui laissèrent échapper son dernier souffle. Doucement, sans agonie, sans aucun indice de souffrance, le petit s’était éteint, et son âme s’envolait au Ciel.
             En montant vers l’église paroissiale
Nous aurions pu monter à l’église paroissiale à pied, distante seulement d’un kilomètre, mais pris par le temps, nous faisons le trajet en voiture. Avant de partir, des membres de notre petit groupe recueillent des rameaux d’olivier et des pommes de pin en souvenir de notre passage à Aljustrel, sans parler des achats effectués dans les magasins environnants.
Pendant le trajet, je raconte la marche de Maria Rosa vers l’église, au matin du 13 juin 1917. C’était la fête de saint Antoine de Padoue, patron de la paroisse. De grandes festivités religieuses et laïques organisées pour cette occasion attiraient chaque année de nombreuses personnes des alentours. En montant vers l’église, Maria Rosa croisa des personnes étrangères au village. Pensant qu’elles se rendaient à la fête patronale, elle leur dit de revenir sur leurs pas. Une personne du groupe lui répondit qu’ils étaient venus pour rencontrer les voyants et qu’ils cherchaient leur maison. Maria Rosa indiqua où se trouvait sa propre demeure sans avouer qu’elle était la mère de l’aînée des voyants. Le groupe s’éloigna laissant Maria Rosa perplexe, que devait-elle faire, continuer à se rendre à la messe ou redescendre pour protéger sa fille d’attaques éventuelles ? Elle se dit que les personnes qu’elle avait rencontrées en chemin semblaient bien honnêtes et que sa fille ne risquait rien. En fait, elle ne voulait pas paraître crédule à ses voisins qui lui reprochaient de ne pas à être assez sévère dans l’éducation de ses enfants.
Ce qui est remarquable dans l’histoire des apparitions est le contraste entre le comportement des adultes, soucieux de l’image qu’ils renvoyaient aux autres et celui des trois petits bergers agissant comme s’ils étaient seuls. Arrivés au lieu des apparitions, le 13 juin 1917, ils se mirent à jouer en attendant l’heure de midi. Ils ne se composèrent pas une figure de saint perdu en dévotion pour plaire à leur public, mais ils restèrent naturels, se comportant comme des enfants de leur âge.  Avertis par Lucie que Notre Dame allait bientôt arriver, François et Jacinthe abandonnèrent leurs futiles occupations pour s’agenouiller et se mettre en prière.
             L’église paroissiale
Nous sommes entrés dans l’église paroissiale qui luisait comme un sou neuf et sentait bon la cire. Le bâtiment a été entièrement refait après les apparitions, mais garde quelques souvenirs des trois pastoureaux.  Je dirigeai mes amis vers le transept nord, au pied de la statue de Notre Dame du Rosaire. Dans son second mémoire, Lucie révéla le petit dialogue qui conclut sa première confession, faite en 1913, la veille de sa première communion. Elle écrivait :
« Le bon prêtre dit, après m’avoir entendue, ces quelques mots : « Ma fille, ton âme est le temple du Saint Esprit. Garde-la toujours pure pour qu’il puisse continuer son action en elle. » En entendant ces paroles, je me sentis pénétrée de respect pour moi-même et je demandais au bon confesseur comment je devais faire. « À genoux, là au pied de Notre-Dame, demande lui avec beaucoup de confiance qu’elle prenne soin de ton cœur, qu’elle le prépare pour recevoir demain dignement son Fils chéri et qu’elle le conserve pour lui seul. »
Lucie ayant reçu l’absolution de ses fautes se leva pour accomplir sa pénitence. Dans l’église, il y avait plusieurs images de la Sainte Vierge et l’enfant hésita ne sachant laquelle choisir. Elle vit ses sœurs préparer l’autel de Notre-Dame du Rosaire, elle se mit alors à genoux devant la statue de Marie et répéta avec ardeur la prière que lui avait enseignée son confesseur.
Sœur Lucie, bien plus tard se souvint de ce moment de grâce : « Je lui demandais de conserver pour Dieu seul mon pauvre cœur. Ayant répété plusieurs fois cette humble supplique, les yeux fixés sur la statue, j’eus l’impression qu’elle souriait et que, dans un regard et un geste de bonté, elle me disait : « oui. »
Je demeurai tellement remplie de joie que je n’arrivai qu’avec difficulté à articuler une parole. »
Pendant que je me dirige vers le fond de l’église, mes amis sont restés un moment en prière devant la statue de Notre Dame du Rosaire. Une femme ouvre la porte de la sacristie et leur montre une photographie de l’église avant les travaux de rénovation.
Ma précipitation me prive de ce document, mais j’ai hâte de me trouver près des fonts baptismaux, à l’endroit même où François se tenait pour prier. Je regarde rapidement, les reproductions des actes de baptême des trois petits bergers. Ces documents sont accrochés au mur. Mes amis revenus, je leur explique qu’après les apparitions, l’église avait été profondément transformée et que pendant les travaux, le tabernacle avait été placé près des fonts baptismaux. À la même époque, on avait ouvert une école à Fatima et les trois enfants s’y rendaient régulièrement pour apprendre à lire. François, sachant qu’il allait bientôt mourir, laissait les deux petites filles aller en classe et lui se rendait à l’église pour prier devant le Saint Sacrement. Il y restait des heures en contemplation, attendant que Lucie et Jacinthe le reprennent à la sortie de l’école.
             Le cimetière
Nous sortons de l’église, nous traversons la route pour rentrer dans le cimetière par la petite porte de droite. Près de l’entrée, nous voyons la tombe de Manuel Marto, celle d’0limpia, sa femme, et derrière une dalle gravée rappelle qu’à cet endroit avaient été déposés les corps de François et de Jacinthe avant leur transfert dans la basilique du Rosaire.
Quelques jours après sa mort, Jacinthe fut enterrée à Vila Nova de Ourem. Le12 septembre 1935 son cercueil fut transféré au cimetière de Fatima. À cette occasion, on l’ouvrit et l’on découvrit avec surprise que le corps de la petite fille, défunte quinze ans plus tôt, était resté intact. On fit une photo de son visage que l’on envoya à sœur Lucie. Cette dernière fit part de son émotion dans une lettre envoyée à son évêque, Monseigneur Da Silva, elle écrivait :
« Ma joie était si grande de revoir la plus intime amie de mon enfance. J’espère que le Seigneur, pour la gloire de la Très Sainte Vierge Marie, lui accordera l’auréole des saints. Elle n’était qu’enfant que par l’âge. Elle savait pratiquer la vertu et montrer son amour à Dieu et à la Très Sainte Vierge par la pratique du sacrifice. C’est admirable comme elle avait compris l’esprit de prière et de sacrifice que la Très Sainte Vierge nous demandait. »
Le souhait de Lucie est réalisé, l’Église a reconnu la sainteté de François et de Jacinthe.
Tous les deux n’étaient qu’enfant par l’âge mais adulte dans la foi et dans la pratique de la vie chrétienne.
Nous partons rapidement pour Lisbonne afin de nous envoler non pour le ciel (pas encore), mais pour la France, gardant dans notre cœur les grands moments que nous venions de vivre en assistant à la canonisation de François et de Jacinthe.

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Jean-Pierre Jouvinroux

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