Hostile à l’évolution de l’Église depuis Vatican II, Mgr Marcel Lefebvre avait créé en 1970 la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, un séminaire traditionaliste à Ecône, en Suisse, pour y former et ordonner des prêtres, malgré l’interdiction du Vatican.

D’abord relativement discret dans sa critique du concile, Mgr Lefebvre prend ensuite publiquement position, puis il accumule les initiatives l’éloignant de la communion avec Rome. Le pape Paul VI décide le 22 juillet 1976 de le suspendre « a divinis » à la suite de l’ordination illicite de 13 prêtres du séminaire d’Ecône.

En réponse, l’ancien supérieur général des Spiritains convoque le 29 août 1976 les intégristes à Lille pour une messe célébrée selon le rite de saint Pie V, malgré les nombreuses exhortations de soumission du pape. 6 000 fidèles répondent à l’appel. Paul VI regrette au même moment à Castel Gandolfo cette « attitude de défi ».

Au lendemain de cette messe, Jean Potin, rédacteur en chef religieux de la Croix, écrit : « Le schisme existe de fait maintenant, même s’il n’est pas exprimé par une excommunication solennelle. C’est un drame pour l’Église, une souffrance pour chaque chrétien, car toute division est une atteinte à l’amour et à l’unité que le Christ a voulus entre ceux qui croient en lui. »

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Mgr Lefebvre : un pas de plus vers la rupture.

6 000 personnes à Lille

(La Croix du 31 août 1976)

Par Jean-Claude Escaffit et Robert Ackermann, envoyés spéciaux à Lille

Déjà plus d’une heure avant la messe une longue file de fidèles, missel à la main, se dirige vers l’entrée du Palais des Sports de la Foire de Lille, Un nombre impressionnant de journalistes (plus de deux cents) les y attendent. Caméras, micros et appareils photo balaient l’air.

Lille est devenue un peu artificiellement le rendez-vous de la presse internationale. Des policiers en civil procèdent discrètement à la fouille de quelques « suspects ».

À l’intérieur, un immense rideau blanc barre sur toute la largeur ce vaste hall qui n’a sûrement pas été prévu pour ce genre de manifestation. Un autel dressé sur une estrade y est en quelque sorte adossé.

Derrière, une sacristie de fortune a été improvisée avec quelques paravents. Mgr Lefebvre y sera véritablement mitraillé par les photographes. Ici et là, dans les coins, des prêtres, portant soutane et surplis, confessent.

Alors que la foule emplit à flot continu les gradins disposés de part et d’autre, ainsi que les chaises du milieu, un jeune prêtre fait réciter le chapelet.

Une salve d’applaudissements salue l’entrée de Mgr Lefebvre en fin d’un cortège qui va parcourir les travées, aux accents du Tu es Petrus réservé aux messes pontificales.

La chorale entonnera tout à tour les Kyrie et Gloria…

Revêtu d’une chasuble carrée, d’origine romaine, l’ex-archevêque-évêque de Tulle célèbre alors la messe, entouré de jeunes prêtres et séminaristes d’Ecône, ainsi que d’autres prêtres comme Mgr Ducaud-Bourget et l’abbé Coache.

L’homélie va être incontestablement le point culminant de cette célébration. D’une voix claire, sans écart excessif dans le ton, il va entreprendre, sans notes, une longue déclaration. Il sera interrompu à plusieurs reprises au détour de phrases qui font mouche, par des applaudissements nourris. Mais il sera aussi interrompu par un contradicteur qui lui lancera « Heureusement que tous les chrétiens du Nord ne sont pas d’accord avec vous ». Le perturbateur sera expulsé rudement par le service d’ordre.

Militants ou curieux ?

Mais qui sont ces 6 000 personnes ? S’il y a des personnes d’âge mûr, il y a incontestablement beaucoup de jeunes, des couples avec de jeunes enfants. Un public familial en somme.

Sont-ils tous acquis à Mgr Lefebvre ? Combien de curieux ? S’il y en avait incontestablement, il est très difficile de dire combien.

Des sympathisants plus que des militants en tout cas, car tous étaient loin d’être comme ces jeunes aux cheveux courts, arborant une fleur de lys, à qui j’ai demandé : si le Pape excommunie Mgr Lefebvre, vous le suivrez ? « Comme le Pape est vraisemblablement franc-maçon, excommunié de fait », m’ont-ils répondu.

En fait, beaucoup de gens venus ici ressentaient un malaise diffus : « J’en ai ras le bol de cette Église », ai-je entendu souvent. La cause ? Une liturgie tâtonnante et des sermons politisés.

Un certain nombre d’entre eux sont comme cet homme, d’un certain âge qui m’a dit : « Je ne veux pas manquer cet événement et j’aime le latin. » – À propos, vous savez que le latin n’est pas interdit par l’Église ? – Ah bon !

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Le refus du Concile

(La Croix du 31 août 1976)

L’éditorial de Jean Potin

La messe célébrée, hier, à Lille, a consommé la rupture de Mgr Lefebvre avec l’ensemble de l’Église catholique. Le schisme existe de fait maintenant, même s’il n’est pas exprimé par une excommunication solennelle. C’est un drame pour l’Église, une souffrance pour chaque chrétien, car toute division est une atteinte à l’amour et à l’unité que le Christ a voulus entre ceux qui croient en lui.

Le discours que Mgr Lefebvre a prononcé au cours de cette messe a clairement manifesté le sens qu’il donnait à sa rupture avec le Pape et l’ensemble des évêques. Certains catholiques ont
pu penser que le mouvement lancé par lui visait simplement à restaurer le latin dans la liturgie, à redresser les abus commis par certains prêtres au nom de la réforme liturgique voulue par le Concile, à freiner l’engagement, à gauche d’une trop grande part du clergé. C’est pourquoi beaucoup avaient accueilli avec satisfaction son entreprise d’assainissement de l’Église. La hiérarchie devra tenir compte de cette aspiration qui s’est exprimée ces jours derniers dans l’ensemble du peuple chrétien.

Mais le discours de Mgr Lefebvre reprenant des déclarations antérieures et la dernière lettre qu’il avait adressée au Pape le 17 juillet, aura permis de découvrir la raison profonde de sa rupture avec Rome. Ce qu’il conteste et rejette, c’est la totalité du Concile, qui serait la négation de vingt siècles de christianisme, et une œuvre encore plus pernicieuse que la Révolution française

Nous ne pouvons pas développer ici les implications politiques de ces prises de position, la nostalgie des États catholiques, le refus de la démocratie, l’encouragement de fait à certaines formes de fascisme. Mgr Lefebvre veut lier l’Église aux courants politiques d’extrême droite, en même temps qu’il reproche à des prêtres de soutenir la gauche. Il crée à nouveau la confusion entre le temporel et le spirituel, cette confusion qui a fait tant de mal à l’Église et qui souvent l’a détournée au cours des siècles de sa mission spirituelle.

Mgr Lefebvre rejette le Concile dans sa totalité. Il l’accuse d’avoir fait capituler l’Église devant le monde moderne. Certes, il sera toujours difficile aux chrétiens d’être dans le Monde, sans être du monde, c’est-à-dire sans se compromettre avec le péché omniprésent. Mais c’est aux hommes d’aujourd’hui, marqués par une histoire, une culture, que l’Église doit faire découvrir la personne du Christ et annoncer l’Évangile. Telle a été la visée fondamentale du Concile.

Il a voulu faire entrer l’Église dans le dynamisme d’une histoire humaine qui est appelée à s’insérer dans la volonté d’amour de Dieu pour tous les hommes. Il appelle tous les chrétiens à participer à cette œuvre, et c’est pourquoi le Concile définit l’Église comme Peuple de Dieu, et non plus comme une société pyramidale où la base n’aurait qu’à être passive. Le Concile n’a pas ouvert une route facile, il est exigeant et cette exigence s’adresse à tous.

La réforme liturgique a cherché à répondre aux besoins actuels de l’Église. La nouvelle liturgie est plus exigeante que l’ancienne, car elle ne veut pas s’adresser seulement au cœur, elle veut
aussi éclairer l’intelligence, car la liturgie est aussi une catéchèse. D’abord en s’exprimant dans la langue de tous les jours. Mais aussi en faisant connaître les textes essentiels de l’Écriture, de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le retour à l’Écriture est un des points essentiels de l’aggiornamento voulu par le Concile qui a promulgué précisément une constitution dogmatique sur la Révélation.

Il se pourrait que la nouvelle liturgie soit froide, trop intellectuelle. Mais elle n’est encore qu’à ses débuts. Il a fallu plusieurs siècles pour constituer le répertoire grégorien ; on doit avouer que tous les morceaux dans celui-ci n’étaient pas de la même qualité. Pourquoi dénigrer systématiquement tous les essais actuels, pourquoi ne pas plutôt les encourager ?

Ce sont les évêques du monde entier autour du Pape qui ont donné à l’Église les textes conciliaires pour qu’ils éclairent sa marche. L’Esprit Saint parle à travers eux, et il s’adresse aux Églises du monde entier. Le schisme, au contraire, est toujours repliement sur soi-même, il oublie que le Christ est venu pour tous les hommes.

L’Église est plus vaste que notre civilisation gréco-latine, qui n’est présente que sur un espace restreint du vaste univers et qui ne sera qu’une étape provisoire dans le développement de l’esprit humain. Comment en faire le point définitif et culminant ? L’Église au cours de son histoire a dû affronter à plusieurs reprises de nouvelles cultures. Et c’est bien une nouvelle culture qu’aujourd’hui elle doit évangéliser.

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Paul VI : « Une attitude de défi, un cas regrettable

(La Croix du 31 août 1976)

Par Jean-Claude Escaffit et Robert Ackermann, envoyés spéciaux à Lille)

Paul VI a invité dimanche les sept mille Italiens et étrangers, réunis à Castel Gandolfo pour l’Angelus, ainsi que tous ceux qui l’écoutaient à la radio, à unir leurs prières à la sienne. Il
faut prier, a-t-il dit, « pour la concorde, l’unité et la paix à l’intérieur de l’Église », afin qu’« elle soit toujours fidèle au désir suprême du Christ qui l’a voulue à la fois une et catholique, comme une communion universelle de fidèles vivant dans la même foi et dans la même charité ».

Le Pape a attribué à ce moment de prière, au moment où Mgr Lefebvre célébrait la messe à Lille, une signification précise : « Ce moment, a-t-il déclaré, doit confirmer en nos consciences l’adhésion ferme et filiale à notre Église troublée et déchirée à présent par différents cas de contestation qui tendent à soustraire leurs promoteurs et leurs adeptes à la vraie solidarité ecclésiale. Il s’agit d’une contestation qui tend aussi à les pousser sur les voies fuyantes d’opinions personnelles, dispersives et destructives de la famille unie, authentique et unique du Christ. »

Paul VI, sans citer le nom de Mgr Lefebvre, a poursuivi : « Un de ces cas douloureux et maintenant le plus grave – inutile de le cacher – est celui d’un de nos frères dans l’épiscopat que nous avons toujours estimé et vénéré. Malgré nos exhortations, il a commis une grave infraction à une loi de l’Église en conférant indûment ces ordinations sacrées. Il a encouru ainsi la suspension de l’exercice des facultés sacerdotales prévue par le Code de droit canonique. »

« Cependant, a dit encore le Pape, nous apprenons que ce frère, dans une attitude de défi envers ces clés mises dans nos mains par le Christ, veut s’arroger le droit célébrer des actes de culte et de ministère sans la réconciliation préalable, due et attendue, avec l’Église de Dieu. »

« Nous sommes très peinés et, certainement, vous aussi », a ajouté le Pape, s’écartant du texte officiel diffusé par la salle de presse du Vatican. « Mettons ensemble ce cas regrettable au cœur de notre prière avec un humble espoir. C’est une occasion pour nous de vous répéter, à vous, fils bons et sensibles aux amertumes qui affligent la sainte Église, combien il est nécessaire de renforcer notre véritable sens de l’Église, sans nous laisser déprimer par les exemples, aujourd’hui malheureusement fréquents, d’attitudes incorrectes à son égard. »

« Il faut que notre amour pour l’Église, a dit encore le Pape, revenant au texte officiel, augmente en suivant la ligne dans laquelle le Christ l’a aimée jusqu’à se sacrifier pour elle. C’est-à-dire, a conclu Paul VI, jusqu’à lui être fidèle, au milieu du tumulte de l’histoire, avec la conscience profonde de ce qu’elle est dans le dessein divin et avec une force d’âme généreuse et cohérente. »

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Le drame de Mgr Lefebvre

(La Croix du 28 juillet 1976)

Par François Bernard

Le refus de Mgr Lefebvre ne porte pas seulement sur des formes extérieures comme les textes de la liturgie ou la langue dans laquelle elle est célébrée. Le refus de la « messe de Paul VI », l’attachement à la « messe de saint Pie V » célébrée en latin, sont l’expression d’un refus plus fondamental portant sur les enseignements du Concile lui-même, sur les réformes postconciliaires, sur les orientations données à l’Église par le Pape et les évêques. C’est en fait « l’autorité d’aujourd’hui qui est refusé au nom de celle d’hier », comme le disait Paul VI dans l’allocution aux cardinaux du 24 mai.

La gravité de la situation créée par Mgr Lefebvre provient de ce qu’il est évêque et qu’il a donc la possibilité de donner naissance à une Église en dehors de la communion avec Rome, en ordonnant des prêtres et en consacrant d’autres évêques. Après les ordinations du 29 juin dernier, accomplies malgré l’interdiction formelle et réitérée du Pape et les interventions personnelles faites auprès du supérieur d’Ecône, un tel risque commençait à prendre une forme concrète et rendait inévitable la sanction rendue publique samedi.

Autour de la nouvelle de la suspension de Mgr Lefebvre, la plupart des commentaires ou points de vue publiés dans la presse montrent que les réactions de l’opinion semblent s’orienter dans deux directions. Ou bien on met l’accent sur la question des formes liturgiques et en particulier de l’usage du latin. Ou bien on met en relief le contraste entre les deux courants opposés qui contestent le Pape et les évêques, l’un au nom de la tradition en rejetant le concile Vatican II, comme Mgr Lefebvre, et l’autre au nom de l’avenir en invoquant, au contraire, le Concile.

Dans le premier cas, réduire le débat à des questions de formes extérieures et surtout à la question de la langue liturgique, risque de le rendre parfaitement incompréhensible. En réalité, comme le dit la constitution de Vatican II, la célébration de la liturgie, et d’abord de la messe, est à la fois le point de départ et le point d’arrivée, la source et le sommet de toute la mission de l’Église, qui est de porter l’Évangile aujourd’hui dans le monde. L’attitude de Mgr Lefebvre rentre exactement dans la logique de ce principe : sa contestation de la réforme liturgique postconciliaire signifie un refus radical et global de l’orientation pastorale donnée par Vatican II et de l’application qu’en a faite Paul VI.

Dans le second cas, lorsqu’on centre le débat sur l’antagonisme entre « conservateurs » et « progressistes », on voit sans doute plus facilement que l’enjeu est la mission de l’Église. Mais on risque de donner une idée réductrice de cette mission et on risque davantage encore de méconnaître ce qu’est la réalité concrète de l’Église aujourd’hui en n’y voyant que des affrontements stériles, et en exagérant le nombre de ceux qui dévient jusqu’aux extrêmes.

On peut se référer ici au discours de Paul VI aux cardinaux, le 24 mai, qui comportait trois volets. Après avoir fait sévèrement le procès de Mgr Lefebvre, il avait tenu à réprouver avec la même fermeté l’attitude de ceux qui en viennent à déformer la liturgie, la doctrine et la morale ou à réduire la vie de la foi à une action politique, tout en soulignant qu’ils sont peu nombreux. Mais il avait commencé par dire sa joie pour la vitalité de l’Église, les signes d’un renouveau de la vie spirituelle, l’engagement croissant de tant de chrétiens dans une solidarité profonde avec les pauvres, la renaissance des vocations sacerdotales et religieuses dans divers pays.

Un autre aspect paraît laissé dans l’ombre par les commentaires : c’est le caractère international de l’entreprise de Mgr Lefebvre. Des communautés liées à Ecône se sont créées en divers pays d’Europe et aux États-Unis. Il existe de fortes différences, à travers la diversité des situations, et chaque épiscopat devra trouver la ligne pastorale adaptée.

Dans le contexte français, Mgr Etchegaray en indiquait une, au cours de l’interview donnée à la Croix, le 30 mars dernier. Pour « guider des courants divergents », disait-il, de telle sorte que les chrétiens soient aidés à vivre leur foi, « nous avons besoin de communautés diversifiées, surtout dans le monde urbanisé ; mais toutes doivent s’enraciner dans la vraie tradition de l’Église ». Et il indiquait deux conditions : la solidité doctrinale des animateurs et la communication entre ces communautés.

Au cœur de la vraie tradition catholique se trouve le nœud qui lie, indéfectiblement, l’Évangile et l’Église rassemblée autour du Pape et des évêques. Sur ce point, l’histoire lointaine ou récente est pleine de témoignages d’une fidélité dont donnèrent encore l’exemple, en France, Marc Sangnier et ses compagnons démocrates du Sillon et ensuite beaucoup de ceux qui se sentirent atteints par la condamnation de l’Action française. On pourrait citer aussi tant de pionniers l’œcuménisme, du renouveau liturgique, pastoral, théologique, et relire l’admirable Méditation sur l’Église écrite, dans l’épreuve, par le P. de Lubac.

Mais dans le fracas de l’événement, la révolte est spectaculaire tandis que la fidélité ne l’est pas, et d’autre part, dans la situation actuelle, des intérêts politiques peuvent facilement influer sur les polémiques et empoisonner les débats. C’est encore une réalité dont il faut tenir compte pour comprendre les remous de l’opinion et chercher à les éclairer. Le risque est grand de voir les vraies questions défigurées et réduites à des mesquineries, avec pour résultats d’augmenter encore le nombre de ceux qui quittent l’Église en silence et sur la pointe des pieds.