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Drones : la détresse des pilotes

Seuls les mécaniciens s’approchent de ce MQ-9 Reaper, d’une envergure de 20 mètres. Dans la base militaire Creech, en plein désert du Nevada.
Seuls les mécaniciens s’approchent de ce MQ-9 Reaper, d’une envergure de 20 mètres. Dans la base militaire Creech, en plein désert du Nevada. © Dina Litovsky/REDUX-REA
Par Eyal Press Traduction et adaptation Karen Isère

Les avions sans pilote sont devenus l’arme fatale de l’US Air Force, mais leurs ravages provoquent des crises de conscience chez les opérateurs qui les guident.

Christopher Aaron découvre son nouveau travail au printemps 2006 : des journées de douze heures face à un mur d’écrans vidéo. Il commence sa mission dans une pièce sans fenêtres du Centre d’analyse antiterroriste aérienne de Langley, en Virginie. Sur les moniteurs scintillent des images top secret filmées par des drones dans de lointaines zones de guerre. Equipés de caméras haute résolution et de capteurs à infrarouges, ces appareils enregistrent une foule de détails visuels et les transmettent en temps réel à ce bureau américain.

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Les vidéos qu’Aaron doit examiner ne sont pas toujours palpitantes : un secteur obscurci par d’épais nuages, un troupeau de chèvres qui broutent sur une colline afghane… Mais l’opérateur est aussi exposé à des scènes embarrassantes, comme cet homme qui défèque dans un champ, ses excréments bien visibles grâce aux détecteurs de chaleur. Une autre vidéo montre une procession funéraire après une frappe opérée par un drone. Sans oublier cet imam qui, dans la cour de son école coranique, s’adresse à une quinzaine de jeunes garçons. En le regardant, Aaron se dit que si un missile le tuait, tout ce qu’il a peut-être enseigné à ses élèves sur la croisade de l’Amérique contre leur religion serait confirmé à leurs yeux.

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Le grain de l’image est parfois si grossier qu’il est aisé de confondre un civil s’appuyant sur une canne avec un insurgé portant une arme. Alors comment savoir à coup sûr qui est qui ? « Les bons jours, confie Aaron, quand toute une série de facteurs humains, environnementaux et technologiques étaient au rendez-vous, nous étions convaincus d’avoir vraiment trouvé un suspect. Les mauvais jours, c’était purement et simplement un jeu de devinettes. »

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Au début de sa mission, le jeune opérateur apprécie son travail. Peu lui importent les horaires chargés, les décisions à prendre sous pression et l’étrangeté de sa tâche : détecter, suivre – et potentiellement tuer – des cibles situées à des milliers de kilomètres. Comme ses collègues, il passe l’essentiel du temps sur des opérations de reconnaissance et de surveillance, qui durent parfois des mois. Mais il arrive que, soixante secondes après avoir relayé une observation au commandement, l’équipe assiste à une frappe aérienne : la caméra zoome, le point laser se fixe et un nuage de fumée s’élève là où le missile vient de tomber. Les premières fois qu’Aaron voit un drone Predator larguer sa charge mortelle, il trouve la scène « surréaliste ». Mais il se sent également ébloui, et partage parfois l’exaltation des collègues qui se réjouissent bruyamment autour de lui. Mais il s’agit d’un pur fantasme, comme le révèle de plus en plus l’expérience des opérateurs.

Que ressentent-ils en tuant ? Les trois quarts des opérateurs ont répondu qu’ils éprouvaient tristesse déchirante et culpabilité

Située sur la base militaire Wright-Patterson, dans l’Ohio, l’Ecole de médecine aérospatiale s’est récemment penchée sur l’état émotionnel de 141 analystes et officiers impliqués dans les combats à distance. Que ressentent-ils en tuant ? Du détachement, voire de l’insouciance ? Les trois quarts d’entre eux ont répondu qu’ils éprouvaient tristesse déchirante et culpabilité. Pour beaucoup, ces émotions persistent pendant un mois, voire davantage.

A mesure que les frappes de drones s’intensifient, les instances militaires consacrent de plus en plus d’efforts au bien-être psychologique des opérateurs.

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Je larguais des bombes sur l’ennemi et, vingt minutes plus tard, je recevais un texto me demandant de passer prendre du lait sur le chemin de la maison

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L’an dernier, j’ai visité la base militaire aérienne Creech, dans le Nevada : une constellation de pistes de décollage posées sur un désert de cactus, à quarante minutes au nord-ouest de Las Vegas. Sur place vivent quelque 900 pilotes qui télécommandent les vols de drones MQ-9 Reaper dans plusieurs zones de conflit. Le site dispose de physiologistes, de psychologues et d’aumôniers regroupés au sein de l’Equipe de performance humaine. Tous peuvent franchir le sas de sécurité qui conduit aux bureaux des opérateurs. Cela leur permet notamment d’observer en première ligne l’expérience de ces hommes et de ces femmes.

Ce sas, les guerriers du programme de drones le traversent chaque jour dans les deux sens. A la fin de la journée, ils rentrent chez eux comme des employés de bureau ordinaires. Ils étaient en guerre. Les voilà soudain à l’église ou à la sortie de l’école pour aller chercher leurs enfants. Une transition déstabilisante, comme le raconte Jeff Bright, ex-pilote, qui a travaillé cinq ans à Creech : « Je larguais des bombes sur l’ennemi et, vingt minutes plus tard, je recevais un texto me demandant de passer prendre du lait sur le chemin de la maison. » Comme beaucoup sur cette base, Bright aimait son travail et s’y sentait utile. Mais il se souvient aussi de collègues qui avaient du mal à affronter le stress, de divorces et de quelques suicides.

Malgré leur éloignement du champ de bataille, les opérateurs sont constamment exposés à des images traumatisantes

Avant de rentrer chez eux, certains employés du programme font une halte à l’aumônerie. Ce bâtiment beige abrite un baby-foot, quelques fauteuils de massage et plusieurs pièces où les pilotes de drone et les opérateurs de capteurs peuvent s’entretenir avec un membre du clergé.

Zachary, un des aumôniers, assure que, pour ces professionnels, il y a pire que le syndrome post-traumatique : ils souffrent de conflits intérieurs, qui pèsent sur leur conscience. Comme ce pilote qui lui a demandé : « Qu’est-ce que Jésus va me dire à propos de toutes les tueries que j’ai commises ? »

Malgré leur éloignement du champ de bataille, les opérateurs sont constamment exposés à des images traumatisantes qui résultent parfois de leurs propres décisions, prises en une fraction de seconde. Ou, à l’inverse, de leur incapacité à agir. Une telle exposition peut causer une trace durable que Zachary, comme certains psychologues, appelle « blessure morale ». Le sentiment d’avoir trahi les valeurs auxquelles on est le plus attaché, en raison d’actes qu’on a commis, pas réussi à empêcher, ou même seulement vus. C’est d’autant plus déchirant que cette « trahison » s’est opérée pour obéir aux ordres de supérieurs et accomplir une tâche valorisée par la société. La notion de « blessure morale » s’est élaborée sur fond de guerre en Afghanistan et en Irak. Dans ces conflits chaotiques, il est malaisé de distinguer les insurgés de la population civile, et les règles d’intervention se sont brouillées. Pourtant, ce diagnostic reste controversé et déstabilisant pour beaucoup de militaires.

Christopher Aaron, lui, a d’abord caché ses états d’âme et ses interrogations, mais ses amis le trouvaient changé. Comme Chris Mooney, rencontré à l’université. Celui-ci gardait le souvenir d’un copain rayonnant d’enthousiasme et de confiance en soi, « irrésistible » à ses yeux. Mais, en 2009, quand il va chercher l’ex-opérateur à l’aéroport, à son retour d’Afghanistan, c’est à peine s’il le reconnaît. Aaron est comme dépourvu d’affects, son visage transformé en masque inexpressif. Les anciens compères partent dîner. Quand, au restaurant, un client entend une partie de leurs propos et vient exprimer sa reconnaissance à Aaron pour son engagement, celui-ci le remercie à son tour, mais d’une voix éteinte. Les années suivantes, Aaron va se replier sur lui-même, englouti par un mélange de honte et de tristesse. Il évite de plus en plus ses amis, se désintéresse de toute vie sentimentale. Aux prises avec des idées « quasi suicidaires », comme il le confiera, il ne parvient pas à faire face à l’étendue et à la gravité de ses blessures.

Etant donné le voile de confidentialité qui entoure le programme de drones, témoigner n’est pas sans risque pour ceux qui y ont participé

Il faudra attendre 2013 pour que l’avenir commence à s’éclaircir. Cette année-là, Christopher Aaron participe à une retraite pour vétérans, dirigée par un ancien mitrailleur du Vietnam à l’institut Omega à Rhinebeck, dans l’Etat de New York. Chaque journée commence par une session de méditation collective. A midi, les participants déjeunent côte à côte et en silence, un exercice nommé « tenir l’espace ». C’est lors des groupes de parole que les hommes se livrent et pleurent ouvertement. Dehors, la pluie semble s’être mise au diapason de ce déluge de larmes. Pour la première fois depuis qu’il a quitté ses fonctions, Aaron comprend qu’il n’est plus obligé de dissimuler ses sentiments. Et quand vient le soir, il peut enfin glisser dans un sommeil aussi profond que paisible. Les cauchemars terrifiants ont disparu.

Etant donné le voile de confidentialité qui entoure le programme de drones, témoigner n’est pas sans risque pour ceux qui y ont participé. Quand Aaron a commencé à parler publiquement de son expérience, son adresse e-mail et son téléphone portables ont été piratés. Il a reçu un flot de menaces anonymes. On le traitait d’« ordure » et on lui ordonnait de fermer sa « grande gueule de pipelette ». Ces messages sont également envoyés à son père, dont l’adresse e-mail a aussi été hackée. L’ex-militaire est bouleversé. 

Mais, depuis quelques mois, il est sur la voie de la guérison. Il a trouvé un poste d’analyste d’or et de métaux précieux, un domaine qui l’a toujours passionné. Il a également renoué avec ses amis, parmi lesquels Chris Mooney. La plupart de ses douleurs physiques ont disparu, en partie grâce au yoga et à la méditation, qu’il pratique toujours. Ses cauchemars réapparaissent de temps en temps, mais il semble avoir retrouvé clarté d’esprit et sens moral. Christopher Aaron se sent de plus en plus capable de partager son expérience.

L’ex-opérateur s’est récemment exprimé dans le cadre d’une conférence organisée par l’Eglise mennonite autour du thème « Témoins fidèles dans une époque de guerre sans fin », dans l’auditorium d’un lycée de Lansdale, en Pennsylvanie. La scène était décorée de « peace quilts », des patchworks évoquant la paix. Aaron s’est approché du micro, la mine sombre. Tout en remerciant les organisateurs de l’avoir invité à livrer son témoignage, il a souhaité commencer par une minute de silence. « Pour toutes les personnes que j’ai tuées, ou contribué à tuer. » 

Eyal Press © 2018 « The New York Times ».

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