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Suis-je schismatique ? par Étienne Gilson de l’Académie française

On parle beaucoup de schisme, ces temps-ci. Cela m’a d’abord surpris, mais sans m’inquiéter. J’avais toujours cru que les schismes étaient des sécessions collectives par lesquelles des groupes de chrétiens se séparaient de l’Église en corps pour se constituer eux-mêmes en églises distinctes. Cela n’arrive pas souvent, mais cette manière d’entendre les choses exclut toute crainte de créer pour soi-même un petit schisme personnel. Je viens d’apprendre que cette confiance est mal fondée, et qu’un seul individu peut s’offrir le luxe d’un schisme privé, pourvu seulement qu’il s’établisse, consciemment et intentionnellement, hors du corps des fidèles.

Cela peut se faire de bien des manières. La plus remarquable que je connaisse est celle de ce prêtre de Boston, qui se fit naguère exclure du corps de l’Église pour son obstination à enseigner, ce que l’on m’enseignait pourtant dans mon enfance, que, hors l’Église, point de salut. Et le voilà lui-même dehors ! II doit être bien étonné, mais son cas peut inquiéter d’autres que lui, car il suit, en effet, de là qu’une personne particulière peut devenir schismatique sans s’en apercevoir. Il lui suffit pour cela de refuser son adhésion à quelque formule particulière de la doctrine que l’Église enseigne et prescrit d’accepter. Je commence à me demander si, contre mon intention la plus profonde, je ne serais pas moi-même engagé sur la voie d’une aussi périlleuse erreur.

Voici les faits.

Dans une des paroisses que je fréquente, on distribue aux fidèles avant la grand-messe, le texte des prières liturgiques qui doivent être chantées en français, ou dans un dialecte approchant, pourvu que ce ne soit pas du latin et encore moins du grec. Je n’y vois pour ma part aucun inconvénient et puisque cette réforme liturgique est en cours, les fidèles n’ont qu’à s’y conformer. Va donc pour "terre entière" puisque entière il y a !

J’avais été pourtant décontenancé, au début par un passage du Credo français, où il est dit que le Fils est "de même nature" que le Père. Je pouvais bien chanter le reste, mais ce de même nature ne passait pas. En y réfléchissant, j’eus tôt fait de voir pourquoi. C’est qu’ayant toujours chanté, en latin, que le Fils est consubstantiel au Père, il me semblait curieux que cette consubstantialité se fût ainsi changée en une simple connaturalité.

Nos prêtres semblent d’ailleurs n’avoir pas été informés de l’événement. À la grand’messe, l’officiant continue imperturbablement de chanter " onsubstantialem Patri", comme si rien n’était arrivé, mais, nous autres, laïcs de plat pays, nous n’avons qu’à suivre la liturgie simplifiée à notre usage. C’est ce que me répondit le jeune vicaire à qui je finis un jour par demander, en recevant de lui ma messe française, si de même nature n’était pas une faute d’impression. "Moi, me dit-il, je suis là pour distribuer les feuilles ; tout ce que vous avez à faire est de chanter ce qui est écrit dessus."

Au fond, il avait raison. De quoi allais-je me mêler ? Le grand avantage, pour les laïcs, d’être invités à une passivité complète, c’est d’être déchargés par là même de toute responsabilité. Ils le seraient sans ce diable de schisme ! Deux êtres de même nature ne sont pas nécessairement de même substance. Deux hommes, deux chevaux, deux poireaux, sont de même nature, mais chacun d’eux est une substance distincte, et c’est même pourquoi ils sont deux. Si je dis qu’ils ont même substance, je dis du même coup qu’ils ont même nature, mais ils peuvent être de même nature sans être de même substance. Suis-je encore tenu de croire que le Fils est consubstantiel au Père ? Suis-je au contraire tenu de les croire seulement de même nature ? Et si je m’obstine à les croire d’abord consubstantiels, ne vais-je pas, schismatique en révolte contre la liturgie de ma paroisse, me séparer de l’Église à laquelle je suis si profondément attaché ?

C’est une situation bien embarrassante. On pourrait supposer que l’Église de France poursuit en cela une fin œcuménique ; mais non, les symboles grecs d’Épiphane et de Nicée disent expressément du Fils qu’il est omousion tô patri. Le symbole dit de Damase, usité en Gaule vers l’an 500, dit bien du Père et du Fils qu’ils sont unius naturae, mais il ajoute aussitôt uniusque substantiae unius potestatis. L’antique symbole Clemens Trinitas est una divinitas affirme en ces termes l’unité de la Trinité divine, parce que les trois personnes sont "une seule source, une seule substance, une seule vertu et une seule puissance". Les personnes ont la même nature, divine, en tant qu’elles sont trois ; en tant qu’elles sont en un seul Dieu, elles ont la même substance : "Trois, ni confondus ni séparés, mais conjoints dans la distinction et distincts dans la conjonction : unis par la substance, mais distincts par les noms ; conjoints par la nature, distincts par les personnes". Je citerai autant de formules de la foi qu’on voudra pour anathématiser, avec le Concile romain de 382, ceux qui ne proclament pas ouvertement que le Saint-Esprit, le Père et le Fils, sont unius potestatis atque substantiae, et, redisons-le, l’unité de substance implique l’unité de nature, mais pour tant de textes qui affirment l’unité de substance, en mentionnant ou non l’unité de nature, je ne me souviens d’aucun où l’unité de nature soit seule mentionnée : "On croit que le Fils est d’une même substance avec le Père : c’est pourquoi on le dit homoousios avec le Père, c’est-à-dire ejusdem cum Patre substantiae, en effet, en grec, omos veut dire un, et ousia veut dire substance, de sorte que les deux ensemble veulent dire : une seule substance."

Le Concile de Tolède (675) me semble fort bien parler. Les trois personnes divines sont un seul Dieu parce qu’elles sont une seule substance : "Hae tres personae sunt unus Deus, et non tres dii : quia trium est una substantia, una essentia, una natura, una divinitas, una immensitas, una aeternitas." ; le Décret sur les Jacobites (1441) plaçait encore en premier lieu l’unité de substance, source de tous les autres.

Le symbole français de 1965 est, je crois, le premier qui ne se fasse pas faute de l’éliminer !

Que penser de tout cela ? Le plus sage serait assurément de n’en rien dire. Un texte liturgique vu, certainement examiné de près par de hautes compétences théologiques, et adopté par elles, doit présenter toutes les garanties nécessaires. On ne veut certainement pas nous ramener à l’homoiousios de jadis, source de l’un des schismes les plus redoutables qui aient divisé l’Église : le moindre soupçon de ce genre serait absurde. Pourtant, ce ne peut être par hasard, par ignorance ni par négligence que la nature est ici venue remplacer la substance. Pourquoi cette substitution s’est-elle opérée ?

Pour un motif apostolique, je crois, et généreusement chrétien. On veut faciliter aux fidèles l’accès des textes liturgiques. On le veut si ardemment qu’on va jusqu’à éliminer du français certains mots théologiquement précis, pour leur en substituer d’autres qui le sont moins, mais dont on pense, à tort ou à raison, qu’ils "diront quelque chose" aux simples fidèles. De même nature semble plus facile à comprendre que de même substance. Ce l’est, en effet, si on prend ce terme à la lettre, et c’est bien là ce que pensaient les Ariens, mais les liturgistes du texte ne pensent certainement pas que le Fils soit d’essence semblable au Père. Ils ne le pensent, ni le disent, ni ne veulent le dire ; alors la seule manière sûre d’exclure ce faux sens est de maintenir le consubstantialem Patri de la tradition.

Il serait troublant de penser qu’une sorte d’avachissement de la pensée théologique puisse tenter certains de se dire qu’au fond ces détails techniques n’ont guère d’importance. Car à quoi bon faciliter l’acte de croire, s’il faut pour cela délester d’une partie de sa substance le contenu même de l’acte de foi ?

LA TRIBUNE D’ÉTIENNE GILSON
(La France Catholique, n° 970, 2 juillet 1965)
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islametverite
Excellent 👍