fr.sourire
1552

L'esprit d'Assise : pèlerins de la vérité, pèlerins de la paix

Photo : Giotto di Bondone (1267-1337), Basilique Assise, légende de St François devant le Sultan (épreuve du feu).
En 1219, dans le cadre de la cinquième croisade, François d'Assise rencontre le sultan Malik al-Kamil. Cette rencontre du christianisme et de l'islam n'a cessé depuis huit siècles de nourrir interprétations et représentations.
______________________________________________

L'esprit d'Assise : pèlerins de la vérité, pèlerins de la paix *

Par Mgr Müller, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi

ROME, lundi 5 novembre 2012 (ZENIT.org) – « L’esprit d’Assise : pèlerins de la vérité, pèlerins de la paix » : c’est le titre de cette réflexion de Mgr Gerhard L. Müller, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.

L'archevêque a en effet donné cette conférence à Assise, le 29 octobre 2012, à l’occasion du 26e anniversaire de la Rencontre d’Assise promue par Jean-Paul II pour favoriser la paix entre les religions et grâce aux religions : il avait pris soin de manifester clairement qu’il ne s’agissait pas de syncrétisme, mais d’un dialogue entre les religions, à partir de leurs valeurs fondamentales. Un dialogue auquel Benoît XVI a également invité les non-croyants – toujours sur la base des valeurs humaines fondamentales et de la capacité rationnelle à dialoguer - à se joindre l’an dernier, pour le 25eanniversaire de cette rencontre.

Un dialogue conçu comme « une méthode qui aide à avancer vers la vérité », explique Mgr Müller qui tient à souligner que « pour un chrétien, le respect de la religiosité d’un autre ne signifie pas, et ne saurait signifier un renoncement de sa propre foi »
.
________________________________________________________

I) « L’esprit d’Assise: pèlerins de la vérité, pèlerins de la paix » par Mgr G. Müller

1. Il existe un lien profond entre Assise et le personnage de saint François : c’est pourquoi, en 1986, ce lieu fut choisi pour la première rencontre entre les représentants des principales religions. François d’Assise fut un homme de paix et la ville – qui a donné ses Noëls à ce grand Saint et veille sur sa dépouille mortelle – est devenue en quelque sorte, grâce à lui, un lieu symbolique pour la paix. François fut un maître de paix. Il pouvait parler de la « paix » avec autorité, car il la portait dans son cœur et la répandait autour de lui, par la parole et le geste. La paix que François avait en lui naissait d’une communion intime en Jésus-Christ, dont il était devenu, en même temps, témoin et mendiant.

Le bienheureux Jean-Paul II a donc voulu que ce soit précisément Assise qui témoigne que le don de la paix est profondément lié à la demande religieuse qui jaillit du cœur de chaque homme et que les hommes, dans leur recherche religieuse, doivent s’engager concrètement pour la paix, en apportant leur contribution précise dans sa cause. Il a ouvert cette première rencontre par une prière pressante qui résonne encore aujourd’hui au milieu de nous: « Puisse la paix venir à nous et remplir nos cœurs! ».

Le saint d’Assise est souvent aussi dans nos mémoires pour son Cantique des créatures, pour ce poème avec lequel, par sa reconnaissance émue de la bonté des créatures, il s’élève à la bonté encore plus grande de leur Créateur. Mais on oublie parfois que François ne composa ce Cantique, qu’après avoir reçu le don terrible des « stigmates ». Cela signifie que la pure gratitude de cette lyrique n’est sortie du cœur de Saint François qu’après qu’il eût tellement fixé son regard et immergé son cœur dans le Crucifié qu’il en a été marqué aussi physiquement, c’est-à-dire « stigmatisé ».

Pour François, la voie de la Croix de Jésus-Christ était donc la voie maîtresse qui conduit à la paix. Que la Croix marque le début et l’accomplissement de sa vocation n’est pas un hasard : il se convertit devant le Crucifié et meurt en s’identifiant totalement à lui. C’est donc la Croix qui a déposé dans le cœur de François un grain de paix et l’a fait fleurir dans un chant de gratitude à Dieu.

La vie de saint François est la démonstration parfaite que la contemplation et l’identification au mystère de l’Incarnation et de la Rédemption – qui culminent dans la Croix – sont la source de cette lumière qui permet à l’homme de saisir toute la richesse de la création et de son propre destin. De là jaillit aussi la vraie paix, qui inondait le cœur de François. Voilà la profondeur vers laquelle François nous conduit et qui reste comme un horizon lumineux pour une réflexion autour de l’ « esprit d’Assise ».

L’ « esprit d’Assise » ne peut pas ne pas reprendre le charisme de saint François et la spiritualité de ce chantre de la création, de cet admirateur de Dieu à travers la création, qui s’est révélé définitivement dans l’Incarnation du Verbe. La spiritualité du plus illustre des fils d’Assise est christique et incarnée en ce sens qu’elle se nourrit continuellement de la contemplation du mystère de Noël, de la passion et de la mort du Sauveur.

2. Au cours de la rencontre d’Assise, qui s’est tenue le 27 octobre 2011, le Saint-Père Benoît XVI s’est proposé de faire un point sur la « cause de la paix », en partant du rassemblement de 1986. Il a dit : « Qu’est-ce qui est arrivé par la suite ? Malheureusement nous ne pouvons pas dire que depuis lors la situation soit caractérisée par la liberté et la paix … ». Et, après avoir compté au nombre des principaux ennemis de la paix aussi « le terrorisme motivé religieusement », il a réaffirmé avec force que la violence « n’est pas la vraie nature de la religion », ajoutant ensuite: « Ici s’inscrit une tâche fondamentale du dialogue interreligieux », et il soulève une question radicale : quelle est « la vraie nature de la religion? »[1]. La réflexion sur ce nouveau message, qui nous a été remis le 27 octobre dernier, ne peut donc faire l’impasse sur cette question fondamentale . Elle doit y répondre.

3. Qu’est-ce que la religion ? Tout d’abord essayons de comprendre à quel niveau de l’homme part le sens du religieux. En regardant, avec un esprit ouvert, la réalité créée, l’homme peut reconnaître l’existence de Dieu, comme étant le « début et la fin de toutes les choses »[2]. Il souhaite en outre voir ce Dieu dont il reconnaît l’existence et dont il dépend en tant que créature. On trouve donc dans la religiosité une certaine déclaration implicite de l’identité métaphysique de l’homme. Par nature, l’homme est religieux et, en découvrant l’existence de Dieu, il découvre que son destin final transcende ce monde. C’est donc pour cela précisément qu’il se tourne vers Celui qui est le Créateur de toute la réalité et pour cela qu’il essaie d’entrer en relation avec Lui. Cette perspective – élargie et cultivée par les gestes religieux – exprime l’ouverture naturelle de l’homme à l’Absolu et lui offre un axe moral qui le pousse à franchir continuellement ses limites.

Mais la religiosité renferme une autre perception: la perception d’une dimension « providentielle » présente dans le cosmos. Telle reconnaissance, quand elle devient consciente, dispose l’homme à une attitude de confiance vis-à-vis de son Créateur, surtout dans les moments de difficulté. Il existe donc un point d’appui et d’équilibre que la religiosité naturelle offre à la psyché humaine plongée dans le travail des évènements. Celle-ci serait donc un autre élément important pour la maturation d’un véritable humanisme.

La raison humaine – ou l’intellectus, comme dirait saint Thomas – découvre qu’elle est ouverte à la vérité, qu’elle est attirée par elle, et que la volonté est naturellement tournée vers le bien, par une impulsion inextirpable qui couve dans son cœur. A ce niveau, la recherche de l’ultime et suprême verum et bonum révèle que la religiosité est un phénomène structurant de la personne humaine.

[1] Benoit XVI, Discours, Assise, Basilique Sainte-Marie-des-Anges, 27 octobre 2011, cf. Lettre à l’occasion du XXe anniversaire de la Rencontre Interreligieuse de Prière pour la Paix, 2 septembre 2006.

[2] Concile Vatican I, Const. Dei Filius, 2; DH 3004.

II) « L’esprit d’Assise: pèlerins de la vérité, pèlerins de la paix »

La recherche de l’ultime et suprême verum et bonum révèle que la religiosité est un phénomène structurant de la personne humaine.

4. C’est précisément à partir de ce regard sur l’homme – en se mettant au niveau d’une simple anthropologie philosophique – que le bienheureux Jean-Paul II a organisé sa première rencontre d’Assise, où il a prononcé les paroles suivantes: « Avec les religions du monde, nous partageons un profond respect de la conscience et l’obéissance à la conscience qui, à tous, nous apprend à chercher la vérité, à aimer et à servir toutes les personnes et tous les peuples … Nous sommes tous sensibles et obéissants à la voix de la conscience … Pourrait-il en être autrement, alors que les hommes et les femmes de ce monde ont une nature commune, une origine commune et une destinée commune ? »[1]. « Deux éléments semblent avoir une importance suprême, et tous les deux nous sont communs à tous. Le premier … c’est l’impératif intérieur de la conscience morale, qui nous enjoint de respecter, de protéger et de promouvoir la vie humaine, depuis le sein maternel jusqu’au lit de mort, … l’impératif de surmonter l’égoïsme, l’avidité et l’esprit de vengeance. Le second élément commun est la conviction que la paix va bien au-delà des efforts humains »[2].

Ces affirmations attirent l’attention sur l’universalité de la dignité humaine et sur la conscience personnelle, à l’intérieur de laquelle se trouve le noyau de la responsabilité morale de l’homme et de sa dignité. La découverte du caractère contingent des créatures peut en effet porter à l’affirmation que Dieu est la destinée du monde. Le caractère théologique de la création permet en outre de parler à raison d’une destinée pour l’homme, inscrite dans son état de « créature ». En tant que créature de Dieu, qui Lui ressemble, l’homme bénéficie d’une nature spirituelle, qui possède en elle – comme nous le disions tout à l’heure – cet élan qui le pousse vers la vérité et le bien total, au respect de l’autre et à la paix. Mais, en laissant de l’espace à cet élan, l’homme peut découvrir en même temps douloureusement que cette plénitude de vérité, de bien et de paix, se trouve en dehors de ses ressources naturelles. C’est précisément sur ce sentier « interrompu » vers la plenitudo veri et boni que fleurit en l’homme la reconnaissance de la nécessité d’aller « plus loin », bien au-delà de ses possibilités.

Affirmer tout cela signifie qu’une philosophie loyale dans l’observation de la condition humaine permet déjà de puiser à certaines vérités fondamentales pour l’homme. L’homme, en effet, révèle en lui une dimension religieuse, qui est une condition pour la recherche d’une base commune dans le dialogue avec les représentants des religions non chrétiennes. Jean Paul II avait conscience de cela et il tendait à le mettre en évidence. Mais on peut relever aussi que les religions ne partagent pas toutes les mêmes points de départ de cette réflexion. Par exemple, une religion qui n’affirme pas la création et enseigne, à sa place, l’émanation de la réalité de Dieu, ne possède par le même contexte culturel et les mêmes catégories conceptuelles pour affirmer l’universalité de la dignité humaine. Ainsi, si les couches sociales sont vues comme des « castes », dont l’importance dépend du niveau de leur émanation de la divinité même – certaines d’origine et d’autres plus tardives, donc pires – la découverte et la protection de la dignité de chaque homme et de sa destinée seront beaucoup plus difficiles. A noter par ailleurs que le panthéisme et la manichéisme n’engendrent pas ce même climat intellectuel qui a conduit le christianisme à croire que le monde est créé, qu’il est bon et doté d’un destin venant d’un Dieu personnel et bon.

Pareillement, le renvoi à la conscience diffère selon les religions. La conscience, définie comme acte de la raison concrète, appartient à la nature spirituelle de l’homme. Dans la perspective chrétienne, où l’on respecte la conscience personnelle qui recherche la vérité, on lui attribue un locus éthique primaire et la dignité de la personne excelle. Par contre, dans une religion qui fait prévaloir de manière indiscutable et à la lettre ses propres textes sacrés et où il n’y a pas de place pour un intellectum quaerens, l’estime de la conscience personnelle ne pourra qu’en résulter diminuée. Et là où la défense contre le mal ne provient pas d’un jugement de la conscience personnelle, mais uniquement d’un domaine extrinsèque à elle – peut-être même imposée avec violence – pour affirmer un modèle spécifique de vie, le développement de la dignité personnelle et d’une vie sociale libre sera affaibli, de même que la conscience.

Bien que conscient de ces différences et de ces limites, Jean-Paul II, confiant en une nature humaine commune et indélébile, n’a pas craint de frapper à la porte des religions et des hommes religieux, demandant qu’on respecte la conscience personnelle, la dignité humaine universelle, et celle de la vie et de la paix.

5. Frapper à la porte de l’humanité qui existe en chaque homme et qui s’exprime dans sa religiosité, ne signifie pas que toutes les religions qui se sont développées dans l’histoire puissent être traitées comme l’expression indistincte de la même expérience humaine. La Révélation de Dieu n’est pas la description d’une expérience religieuse humaine universelle. Les théories pluralistes des religions qui prennent cette direction ne sont pas des théologies fondées sur la Parole de Dieu, et elles commencent souvent par un a priori injustifié, selon lequel toutes les religions se ressembleraient, niant ou doutant de la possibilité d’une réelle communication entre Dieu et l’homme. Il y a celui qui rejette la possibilité même de l’Incarnation, de l’assomption de la nature humaine par une Personne divine. Ainsi, l’Incarnation du Fils de Dieu, qui constitue le cœur de la foi chrétienne, serait réduite à une métaphore poétique, belle mais irréelle. Ceux qui raisonnent en ces termes nient l’a posteriori du fait même de la Révélation historique et de l’Incarnation, au nom d’un a priori métaphysique qui ne permet pas de considérer la kénose de Dieu vers l’homme comme une réalité[3]. Ainsi, après avoir parlé d’un « Dieu inconnu », l’apôtre du Christ fait son annonce: « Ce que vous vénérez sans le connaître, voilà ce que, moi, je viens vous annoncer » (Ac 17,23).

C’est pourquoi une théologie authentiquement chrétienne des religions ne peut accepter de telles positions. La reconnaissance du Dieu Créateur, le fait de la Révélation historique et de l’Incarnation, qui culmine dans le Mystère Pascal de Jésus Christ, n’efface pas les vérités sur l’homme que la raison peut connaître aussi sans l’aide directe de la grâce et n’empêche pas que les religions puissent exprimer un sens moral et une religiosité naturels. Le respect de cette religiosité peut être maintenu avec la foi chrétienne, car la foi n’est pas contre la raison et laisse donc aussi de l’espace à la morale et à la religion naturelles, tout en reconnaissant néanmoins les limites de la nature là où elle n’est pas éclairée et élevée par la foi. Respecter la conscience religieuse de l’humanité ne signifie en effet pas oublier que les religions historiques ont elles aussi leurs obstacles, tout comme il existe des formes malades et dérangées de la religion.

[1] Jean-Paul II, « Artisans de paix en pensée et par action, avec l’esprit et avec le coeur tournés vers l’unité de toute la famille humaine », Assise, 27 octobre 1986, n. 2: Insegnamenti di Giovanni Paolo II, IX, 2 (1986), p. 1266. Cf. Discours à la curie romaine pour les voeux de Noël, 22 décembre 1986.

[2] Ibid., n. 4, p. 1267.

[3] Cf. G.L. Müller, «Les bases épistémologiques d’une théologie des religions », Unicité et universalité de Jésus Christ, éd. M. Serretti, San Paolo, Cinisello Balsamo 2001, pp. 35-64.

III) « L’esprit d’Assise: pèlerins de la vérité, pèlerins de la paix »

6. Après avoir relevé la valeur et l’universalité de la religiosité naturelle, ainsi que ses limites, il nous faut relever aussi la relation et la différence fondamentale entre celle-ci et la foi. La foi se distingue de la religiosité naturelle[1]. Celle-ci est un don, une vertu théologale reçue de Dieu. Elle n’est pas un produit de la nature humaine, même si elle permet à la nature humaine de se perfectionner. La foi est une réalité surnaturelle, c’est-à-dire un don de la grâce qui vient de Dieu et qui a pour objet Dieu qui se révèle, qui est l’origine et l’accomplissement de la foi. Les gestes de culte à Dieu sont l’objet de la religiosité, accomplis dans le respect dû au Dieu Créateur, que la raison naturelle peut connaître. En substance, le contenu de la foi est reçu à travers la Révélation de Dieu et il est transmis par le biais de l’enseignement de l’Eglise (cf. Ep. 3,10). Les gestes de foi ouvrent à la puissance salvatrice de Dieu (cf. Mc 5,30) et ils introduisent à la vie surnaturelle, à la « vie éternelle »[2].

Dieu se cache dans le mystère et seule la foi permet de Le connaître, non pas pour qu’il diminue la valeur de l’intellect naturel humain, mais parce que la foi, par la force de la grâce, offre à la raison de plus grandes certitudes sur Dieu. Elle l’aide à Le reconnaître, à avoir confiance en Lui, à s’ouvrir à Sa présence. Dans la Foi, Dieu se révèle comme un Dieu personnel, qui aime comme un Père. Il ne se laisse pas reléguer au seul concept d’un Absolu abstrait, que la raison peut peut-être percevoir, respecter ou craindre. A cela, on comprend combien il est incorrect de confondre la foi chrétienne avec la religiosité naturelle et d’utiliser le mot « foi » pour désigner la croyance des religions non bibliques[3]. On ne veut pas nier, par là, que Dieu puisse accorder la possibilité de croire à ceux qui ne connaissent pas la Parole révélée, ni ne connaissent le Christ et l’Eglise, croyant plutôt que Celui-ci « existe et récompense ceux qui le cherchent » (He 11,6). Mais dans ce cas, il faut souligner que cette croyance, si elle n’est pas nourrie de la Parole de Dieu et des sacrements de l’Eglise, se trouve néanmoins en situation de danger et risque d’être déformée.

La foi éclaire la valeur de la religiosité naturelle, laquelle offre le bon humus à la première, même si la vie théologale donnée par Dieu elle la seule à pouvoir attribuer aux actes religieux une profondeur spirituelle et une valeur que les forces et les progrès humains à eux seuls ne peuvent atteindre. Donc de ce centre intérieur qu’est la religiosité, la religion peut et doit être analysée et purifiée. On ne saurait alors juxtaposer la religiosité à la foi. La foi, comme don de grâce, se greffe aux facultés humaines naturelles et elle produit un changement noétique et éthique. Celle-ci change la religiosité de l’intérieur, lui garantissant une fécondité surnaturelle, et ex parte sua, la religiosité naturelle offre à la foi un cadre accueillant qui la dirige et lui permet de s’exprimer à tous les niveaux de la nature humaine.

7. Donc, si l’Eglise catholique et le Christianisme ne refusent pas le dialogue avec les religions, c’est justement parce que la foi chrétienne implique « respect » pour la sensibilité religieuse naturelle des hommes[4]. Le respect dû à la conscience – même dans le cas où celle-ci semble cachée dans une religiosité incapable de discerner les valeurs morales et d’en être responsable – exige un dialogue à accomplir pas à pas, dans une attente patiente entre l’ouverture de la raison et la vérité pleine. L’Eglise, tout ayant foi en la grandeur de la ratio – qui invite à ne pas s’enfermer dans des limites trop réductrices[5] et à s’ouvrir à la recherche de la vérité – sait en même temps que la seule ratio, rarement, peut arriver à découvrir les vérités fondamentales. Généralement, seuls les penseurs, honnêtes et profonds, dotés d’une sagacité hors du commun, arrivaient, en se fondant sur la raison naturelle, à la pleine et respectueuse découverte de la dignité et de la destinée humaines, de la valeur de la paix et de la solidarité. A noter toutefois que l’Eglise, qui connait bien les limites de la raison naturelle, ne perd pas la confiance qu’elle donne à la raison et n’accepte pas le pessimisme certitatif qui distingue les milieux nihilistes ou relativistes. C’est précisément au nom de cette confiance dans les capacités naturelles de la raison, et en se fiant à elles, que l’Eglise peut s’engager dans le dialogue interreligieux.

Deuxièmement, il faut rappeler que le but du dialogue n’est pas le dialogue en soi. Le but du dialogue c’est la connaissance de la vérité. Le dialogue est une méthode qui aide à avancer vers la vérité. Le dialogue socratique servait déjà à cela, comme voie pour une recherche philosophique de la vérité et pour libérer l’esprit, de manière à ne pas s’éloigner de la vérité. Parfois ces éloignements, bien que cachés et inconscients, sont dus au fait que la vérité connue est exigeante. Après avoir découvert la vérité, il faut accepter son autorité et, justement parce qu’elle est vraie, il faut la suivre, même si tous ne sont pas prêts à accepter les efforts que cela demande. Quelque fois, l’homme se ferme dans des positions relativistes ou dans une religiosité naturelle simplifiée pour se sentir libre des exigences de la vérité. Le relativisme préfère le doute permanent pour ne pas se laisser dominer par la certitude de la vérité. Ainsi, les religions naturelles peuvent offrir quelque réponse aux questions fondamentales de l’homme, calmer une certaine inquiétude intellectuelle et spirituelle et offrir un certain horizon de vie, mais parfois aussi exonérer de l’obligation de chercher la vérité dans sa plénitude et d’en informer la conscience. Le dialogue interreligieux sert donc à provoquer l’homme, pour qu’il avance avec courage dans la recherche de la vérité et s’ouvre à se exigences avec confiance.

Par ailleurs, dans le dialogue interreligieux il se crée un contexte où il est possible aussi de témoigner la foi en Jésus-Christ. L’Eglise est pliée à jamais à la mission que lui a confiée le Christ lui-même (Mc 16,15-16), de proclamer la bonne nouvelle de Jésus-Christ, unique sauveur du monde. Si bien que pour un chrétien, le respect de la religiosité d’un autre ne signifie pas, et ne saurait signifier un renoncement de sa propre foi, de son identité et de la vérité définitive reçue, à travers l’Eglise, dans la Révélation de Dieu. Tel respect et dialogue ne signifie pas « dissolution » de son propre credo dans une religiosité générique, fondée sur l’axiome de l’impossible connaissance de Dieu, ni « réduction » de la foi chrétienne à un niveau d’expression générale, commun à d’autres formes de religiosité. Au contraire, l’Eglise ne peut proposer de vrai dialogue qu’à partir de la vérité sur elle-même. Cacher la foi authentique et abandonner l’unicité de la Révélation et de l’Incarnation du Fils de Dieu, au nom d’une dialogue politiquement correct, serait mensonger. Un dialogue n’est justifié et correct que s’il est conduit dans la vérité et dans l’amour. Si bien qu’à chaque occasion de dialogues entre chrétiens et non chrétiens, notre foi, tournée vers le Christ, et la vérité sur nous-mêmes, doit avoir une place de choix.

[1] Cf. Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, IIa-IIae, q. 81, a. 5.

[2] Cf. Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, IIa-IIae, q. 4, a. 1: «Fides est habitus mentis, qua inchoatur vita aeterna in nobis, faciens intellectum assentire non apparentibus».

[3] Cf. Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Déclaration Dominus Iesus sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus Christ et de l’Eglise, n. 7.

[4] Concile Vatican II, Déclaration Nostra aetate, n. 2; cf. Benoit XVI, Exhortation Apostolique Post synodale Verbum Domini sur la Parole de Dieu dans la vie et dans la mission de l’Eglise, n. 117; Discours pour la Rencontre avec les organisations pour le dialogue interreligieux, Jérusalem, 11 mai 2009.

[5] Jean Paul II, Lettre Encyclique Fides et ratio, n. 56.

IV) « L’esprit d’Assise: pèlerins de la vérité, pèlerins de la paix »

(…) La foi n’est pas une position idéologique, qui cherche à s’imposer aux autres par la force. Elle exige une attitude d’ouverture envers l’autre, semblable à celle que l’on a envers Dieu, en y croyant et avec charité. La foi est un don de Dieu, qui exige une adhésion libre et personnelle. L’enseignement sur le caractère personnel de la foi, qui sous-entend une libre disposition et collaboration, est une constante dans l’enseignement de l’Église – du Concile de Trente jusqu’au Concile Vatican II – et c’est précisément là que la liberté religieuse trouve son fondement. Pour cette raison, dans la transmission de la foi, dans l’évangélisation et dans le dialogue interreligieux, l’Eglise exclut toute forme de prosélytisme qui se fonde sur la manipulation et le mensonge, car cela serait manquer de respect envers l’autre et envers son cheminement personnel. Sont d’ailleurs aussi à rejeter les positions de ceux qui nient à Dieu le droit d’offrir le don de la foi selon sa Divine générosité et qui refusent toute sorte de dialogue et collaboration avec les membres d’autres de religions non chrétiennes, ainsi que celles de ceux qui – à l’opposé – tombent dans le relativisme religieux, éclipsant la vérité de la Révélation chrétienne et le rôle unique de Jésus-Christ vis-à-vis des autres religions.

Le dialogue avec les adeptes des religions non chrétiennes est une forme de témoignage de foi, qui doit être respectueuse de l’autre, toujours, et respectueuse de la dignité de sa conscience. C’est un dialogue à pratiquer dans la vérité, qui inclut et accepte la mission, reçue de Jésus-Christ, à prêcher l’Evangile jusqu’à la fin des temps et jusqu’aux limites extrêmes de la terre. Dans le dialogue interreligieux, la dimension missionnaire de l’Eglise ne saurait être interrompue. Comme dans chaque prédication, le dialogue renvoie à deux éléments. Chaque prédication, dialogue et conversation sur la foi ne produiront du fruit que s’ils se fondent sur la grâce de l’Esprit Saint. Cette grâce, quand elle est reçue d’une foi vive, précède l’œuvre du prédicateur, du missionnaire ou de l’homme en dialogue, et elle agit aussi bien en celui qui parle qu’en celui qui écoute. La foi est un don de Dieu, qui permet d’être en contact avec Lui. Celle-ci introduit donc à la vie surnaturelle et peut « provoquer » la fécondité de Dieu lui-même. C’est comme ça que le dialogue devient fructueux. De là dérive aussi le fait – et c’est le second élément – que, dans le dialogue, le chrétien est appelé à témoigner du Christ et non de lui-même. Chaque chrétien impliqué dans une conversation liée à la foi, doit « se cacher » spirituellement derrière le Christ, s’appuyer sur sa grâce et non sur lui-même: en ne se promouvant pas lui-même mais Lui seul.

Le chrétien est donc un témoin et non un détenteur de la vérité. Comme le Saint-Père a dit récemment: « Personne ne peut détenir la vérité. C’est la vérité qui nous possède, elle est quelque chose de vivant ! Elle ne nous appartient pas, mais nous sommes saisis par elle. Ce n’est que si nous nous laissons guider et animer par elle, que nous restons en elle, ce n’est que si nous sommes avec elle et en elle, pèlerins de la vérité, qu’elle est alors en nous et pour nous ». Le chrétien est alors un pèlerin, un viator qui marche dans la vérité, bien conscient que celle-ci est un don dans lequel il doit s’enfoncer de plus en plus. Il s’agit d’un parcours personnel, qui évolue dans un cadre communautaire précis, c’est-à-dire dans le contexte plus large de l’Eglise, donnée aux hommes comme « colonne et fondement de la vérité » (1 Tm 3,15).

8. En vivant sa foi dans la vérité, le chrétien n’est pas autorisé à la modifier pour rendre son discours plus acceptable à ceux qui ne croient pas, en l’adaptant peut-être selon des critères subjectifs. Le point de départ d’une théologie chrétienne des religions correcte c’est l’Incarnation du Logos éternel de Dieu: Il s’est fait « chair », « kai o logos sarx egeneto » (Jn 1,14), s’offrant pour le salut de l’homme dans le Mystère pascal. « De sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce » (Jn 1,16). Il nous a offert « un nouveau royaume de paix ». En effet, l’Incarnation du Verbe n’est pas une idée, un schéma, une catégorie, mais un événement unique et concret dans l’histoire (cf. He 1,1-2).

Le principe herméneutique offert par le Christ lui-même aux deux disciples sur le chemin d’Emmaüs renvoie au projet éternel du Père: « Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? » (Lc 24,26). Ce n’est que lorsqu’on accepte avec foi le mystère du Christ Crucifié et Ressuscité, tel qu’Il est, que ce rapport vivant avec le Christ devient lumière et permet de tout interpréter. La sagesse ultime est un don de l’Esprit Saint et elle est donnée à celui qui croit en Jésus-Christ. Tout dialogue, mais surtout le dialogue interreligieux, ne doit donc jamais cacher ce principe fondamental.

Il est bon de rappeler que ce principe fut à la base des rencontres d’Assise. La prière des représentants des différentes religions, réunis en 1986 n’était pas une prière « commune » – qui serait une manifestation de syncrétisme – mais une prière prononcée simultanément. Jean Paul II, à cette occasion, a dit: « Nous irons … à nos lieux de prière séparés … Puis … chaque religion aura de nouveau la possibilité de présenter sa propre prière, l’une après l’autre. Ayant ainsi prié séparément, nous méditerons en silence sur notre propre responsabilité à œuvrer pour la paix ».

9. La paix est un bien pour lequel tout le monde a de l’estime. Toute l’humanité aspire à la paix. Toutefois, « la paix, de santé si fragile, demande des soins constants et intensifs ». Celle-ci, comme nous enseigne la tradition de la foi, est fruit de la justice mais encore plus de la charité. Les négociations politiques pour la paix, bien que nécessaires, ne peuvent résoudre que quelques problèmes, en établissant des accords et des conventions. La paix authentique, qui surmonte l’injustice, qui aime la vérité et s’ouvre à la solidarité universelle, est un don qui vient d’en haut et qui exige une ouverture à Dieu. Celle-ci se nourrit de relations vivantes avec un Dieu vivant et présent au milieu de nous. Pour nous chrétiens, la paix « porte le nom de Jésus-Christ », d’un Dieu qui est mort sur la Croix pour nous. « La Croix du Christ est pour nous le signe du Dieu qui, à la place de la violence, pose le fait de souffrir avec l’autre et d’aimer avec l’autre. Son nom est ‘Dieu de l’amour et de la paix’ (2 Co 13,11) », nous a rappelé Benoît XVI ici même, à Assise, le 29 octobre 2011.

Dans cette perspective – que le Saint-Père nous a retransmise – nous retrouvons notre point de départ, soit ce message qui est au cœur du témoignage et de la vie de saint François, le poverello d’Assise: dans la Croix du Christ se trouve l’origine et l’accomplissement de la paix, d’une paix authentique. « Je vous laisse ma paix, c'est ma paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. » (Jn 14,27): c’est ainsi que Jésus nous a appris à aller vers la vraie paix, en offrant sa vie pour nous, avec amour. « Car c’est lui qui est notre paix » (Ep 2,14). En le suivant Lui, nous devenons nous aussi des artisans efficaces de paix et d’unité entre les hommes. En Jésus Christ, crucifié et ressuscité, demeure le don total de l’Esprit Saint, qui est l’Esprit de paix. On puise, et on veut puiser, à cet Esprit à pleines mains, quand on pense à l’ « esprit d’Assise ». C’est cet Esprit de Dieu précisément qui nous invite à regarder avec confiance la Croix du Christ, car là se trouvent le témoignage et l’herméneutique les plus éloquentes de la paix.

* source : Permalink: www.zenit.org/article-32490
Traduction d'Océane Le Gall pour Zénit
fr.sourire
Avis aux lecteurs : voici un très bel enseignement, tout récent (5 nov), de Mgr Müller responsable de la CPF (congrégation pour la doctrine de la Foi) sur le sens du dialogue interreligieux du point de vue de l'Eglise catholique.