2 juillet SAINT POTHIN , ÉVÊQUE, SAINTE BLANDINE , VIERGE ET LEURS C O M P A G N O N S MARTYRS (177)

La dix-septième année du règne de Marc-Aurèle, un de ceux qui furent le plus funestes aux chrétiens, — à Lyon, vers la fin du mois de juin, semble-t-il, la colère populaire, pour une cause inconnue, se souleva contre les fidèles. D'abord elle les exclut des édifices publics et des bains ; puis elle leur ferma toutes les maisons particulières et les obligea à se renfermer dans leurs demeures. Enfin elle exigea des autorités civiles et militaires qu'elles prissent contre eux des mesures persécutrices, du reste conformes aux édits impériaux. En l'absence du légat impérial, le tribun de la XIII ème cohorte prétorienne, qui tenait garnison dans la ville, fit arrêter et jeter en prison tous ceux que la voix du peuple dénonçait. Ils furent au nombre de qua-rante-huit ; leur chef était le vieil évêque de Lyon, Pothin :
Grec d'origine, âgé de plus de 90 ans, la tradition veut qu'il ait été le disciple de saint Jean l'Ëvangéliste et envoyé par lui en Gaule.
Le légat revenu fit comparaître tous les prisonniers; ils étaient accusés non seulement de christianisme, mais de crimes de droit commun. Comme d'habitude, la foule ignorante et grossière en attribuait aux disciples de Jésus-Christ, crimes abominables « qu'il n'est même pas permis de nommer », disent les Actes.
Indigné de telles allégations, un généreux et noble jeune homme, Vettius Epagathus, voulut prendre la parole et venger leur innocence. Le juge ne lui répondit qu'en le faisant joindre à la troupe des accusés. A ce premier interrogatoire,' sans doute accompagné de la torture, dix d'entre eux n'eurent pas le cou-rage de confesser leur foi ; mais malgré leur apostasie, qui rem-plit de douleur leurs compagnons et de joie la populace, ils furent maintenus sous la garde publique et incarcérés avec les confesseurs. Cependant le juge menait son enquête : on cita comme témoins des esclaves païens appartenant à des prévenus.
Menacés du chevalet, les misérables n'hésitèrent pas à confir-mer toutes les accusations que Ton voulut. Et le peuple, indigné ou feignant de l'être, réclama à grands cris la torture pour les chrétiens.
Elle fut terrible, mais surtout pour quatre d'entre eux : Attale, •de Pergame, — « la colonne et l'appui de notre église, » disent les Actes, — Sanctus, diacre de Vienne, le néophyte Maturus et la jeune esclave Blandine. Sanctus, interrogé après chaque tourment, sur son nom, sa patrie, sa condition, n'avait qu'une réponse : « Je suis chrétien ! » Tout, pour lui, était contenu dans ce titre glorieux. A force d'être frappé, dis-tendu, brûlé avec des lames ardentes, le confesseur avait perdu la forme humaine ; mais on ne put lui tirer une autre parole. Les chrétiens redoutaient pour Blandine sa jeunesse et la délicatesse de sa complexion ; mais « par elle le Christ montra que ce qui est vil, informe, méprisable aux yeux des hommes est en grand honneur auprès de Dieu, qui ne considère que le vrai et fort amour, et non les vaines appa-rences ». Dans un corps si faible était une âme vaillante ; tout le jour elle fut torturée ; elle lassa plusieurs escouades de bour-reaux, elle subit supplices sur supplices, dont un seul eût suffi à la faire mourir ; mais on n'arracha d'elle que ces mots : « Je suis chrétienne ; il ne se fait rien de mal parmi nous. » Une grande joie alors fut accordée aux martyrs. Bibliade, une des malheureuses qui avaient apostasie à la première com-parution, remise à la question, se reprit tout à coup. Éclairée par la grâce que les prisonniers avaient sollicitée pour elle, et comme s'éveiîlant d'un profond sommeil, elle confessa sa foi et disculpa les chrétiens : « Comment, disait-elle, mangeraient-ils des enfants, ceux qui n'ont même pas la permission de manger le sang des animaux? » Car à ce moment restait en vigueur l'in-terdiction portée par la loi de Moïse et confirmée par le concile de Jérusalem.
Les supplices étaient impuissants ; on ramena les confesseurs à l'infecte prison, sans air, sans lumière, où ils étaient étendus, les pieds pris dans les ceps et violemment écartés. L'horreur de ce cachot, les mauvais traitements des geôliers, les souf-frances de la torture eurent raison du plus grand nombre. Ils expirèrent en peu de jours, et parmi eux le vénérable évêque Pothin. A son interrogatoire : « Quel est le Dieu des chrétiens?
lui avait demandé le juge. — Tu le connaîtras si tu en es digne. » Telle fut la réponse ; elle provoqua un déchaînement de bruta-lités, coups de pied, de poing, de pierre si affreux, que deux jours après il était mort.
Cependant le juge avait partagé les survivants en plusieurs escouades, qui successivement seraient livrées au dernier sup-plice. La première était composée des quatre vaillants : Sanctus,.
Maturus, Attale et Blandine. Ces deux-là, longuement et cruel-lement fouettés, étendus sur le chevalet, déchirés, jetés aux bêtes qui les blessèrent et les traînèrent sur le sol, furent enfin égorgés. Blandine avait été exposée sur une estrade, attachée à un poteau-; les animaux féroces ne voulurent pas la toucher et elle fut ramenée en prison. Pour Attale, le juge, au der-nier moment, s'avisa qu'il était citoyen romain ; il n'osa passer outre avant d'avoir consulté l'empereur lui-même.
Tous les survivants étaient donc encore réunis dans la prison.
Ce séjour d'horreur et d'infection devint alors comme un para-dis, tant étaient grandes la piété, l'ardeur généreuse et la cha-rité de tous. Les apostats s'y trouvaient, il est vrai, avec les confesseurs ; mais d'abord humiliés, anéantis dans leur remords et leur oonfusion, ils furent l'objet d^une telle commisération, d'un tel prosélytisme de la part de leurs frères, dont le bonheur éclatait dans leurs voix, leurs gestes, leur pieuse activité, qu'ils ne résistèrent point aux exhortations et à l'exemple. Tous, ou £ peu près, se repentirent, furent réconciliés et se préparèrent à une confession qui réparerait l'apostasie et que couronnerait le martyre.
Cependant la réponse de Marc-Aurèle était venue, sans jus-tice ni miséricorde : il ne devait y avoir de libération que pour les apostats ; pour les autres, la mort. Alors recommencèrent les exécutions.
On saisit, pour y procéder, l'occasion qu'offrait une fête solen-nelle : l'anniversaire de la consécration de l'autel élevé par Cali-gula, au confluent du Rhône et de la Saône, pour le culte de Rome et d'Auguste. L'affluence y était énorme ; une foire célèbre se tenait en même temps; on y donnait des jeux impor-tants.
La foule des prisonniers fut donc conduite au tribunal : qui-conque se reconnaîtrait chrétien serait condamné. A la surprise, à l'indignation, à la fureur de la populace, presque tous ceux qui précédemment avaient abjuré, reniant leur apostasie, confessèrent la foi. Or près des martyrs, au premier rang de l'assistance, un médecin venu de Phrygie et fixé à Lyon, Alexandre, se tenait, du geste, du regard encourageant, excitant leur vail-lance. « C'est lui, c'est lui qui les corrompt ! » hurla la plèbe. Le légat le fait saisir, il l'interroge ; il n'en peut rien tirer, sinon ce mot : « Je suis chrétien ! » Alors, obéissant aux clameurs, il le condamne aux bêtes, ainsi qu'Attale, malgré le titre de citoyen romain qui donnait à celui-ci le privilège de la décollation.
Tous deux passèrent par toute la série des supplices qu'exi-gea la férocité païenne. Alexandre ne poussa pas un cri. Attale, assis sur une chaise de fer rouge, s'écria, au milieu de la vapeur et de l'odeur infecte de sa chair brûlée : « Voilà bien-ce qu'on peut appeler manger des hommes ! Pourquoi nous reprocher de faire en cachette ce que vous faites, vous, en public? Mais nous, nous ne faisons rien de mal. » Jetés aux bêtes et respec-tés par elles, ils furent égorgés tous deux.
On avait réservé pour le dernier jour des jeux, — spectacle plus délicat ! — Blandine et un enfant de quinze ans, Ponticus.
Blandine s'était montrée une vraie mère pour tous les martyrs, leur prodiguant ses bonnes paroles, 'ses conseils, ses soins.
Chaque jour on amenait les deux jeunes confesseurs à l'amphi-théâtre pour y voir expirer leurs frères dans les tourments.
Chaque jour on les sommait de renoncer à la foi, on les mena-çait, on les flattait. Il fallut en finir. A eux aussi on n'épargna nulle torture. Ils demeurèrent inébranlables, le petit Ponticus, les yeux fixés sur Blandine. Fidèle à ses leçons, il mourut intré-pidement. « La bienheureuse Blandine, la dernière, comme la noble mère de tous, ayant envoyé ses fils au triomphe, se hâte à son tour de les suivre; elle va, exultante, victorieuse, vers l'Époux, invitée au festin nuptial... Après de nombreux sup-plices, elle tendit, intrépide, le cou au glaive, à la stupéfaction des impies, qui disaient que jamais femme n'avait supporté tant de douleurs. » La rage des païens s'acharna sur les restes des martyrs. Ils furent abandonnés aux chiens, et ce que ces animaux épar-gnèrent, réduit en cendres, fut jeté au Rhône. Cependant les fidèles, miraculeusement avertis, raconte Grégoire de Tours, purent recueillir quelques-unes de ces reliques et les enseve-lirent avec honneur.