Comment des islamistes recrutent en Égypte? Plongée dans une mosquée radicale

REPORTAGE - Pour rendre compte de la réalité de l’islam radical dans le plus grand pays musulman du Proche-Orient, notre reporter a tenté de se convertir auprès du cheikh d’une mosquée.

Paru dans leJDD

La mosquée d'Al-Azhar, référence théologique de l'islam sunnite, est considérée hérétique par les djihadistes. (Mohamed Abd El Ghany/Reuters)

La nuit est tombée. Une entêtante odeur de sable a envahi la ruelle éclairée par un misérable lampadaire. Nous sommes dans une grande ville égyptienne. Une intersection, trois mosquées et le muezzin en flux tendu. Trois hommes s'affairent, balai à la main. Trois Ouzbeks, vêtus d'un qamis et d'une coiffe en crochet blanc sur la tête. Ils nettoient le passage qui mène à une mosquée dont on ne donnera pas le nom. De là proviennent des cris d'enfants, ou plutôt des piaillements qui suggèrent qu'ils sont nombreux. Ces jeunes représentent l'avenir de l'islamisme radical, les proies de l'enseignement de valeurs délirantes, dans ce lieu niché dans un quartier populaire. Demain, ce sera la grande prière du vendredi, les fidèles seront nombreux, les trois Ouzbeks accélèrent le mouvement, le cheikh est exigeant. Ils ne veulent pas déplaire au cheikh.

La révolution a éclaté en 2011. Depuis, Hosni Moubarak est entré puis sorti de prison, Mohamed Morsi, le président issu de la confrérie des Frères musulmans, y croupit encore. L'armée a repris les rênes, à peine dissimulée derrière l'ex-général et président Sissi, élu en 2014. Le peuple égyptien a essayé la démocratie à la mode islamiste puis l'a rejetée. Mais que sont devenus tous ces islamistes, ces amateurs de djihad? Le gouvernement prétend avoir fait le ménage dans les mosquées. Fini l'islam radical, l'Égypte ne serait plus le sanctuaire des djihadistes de tout poil. Désormais, la religion musulmane enseignée serait sous contrôle. Rien n'est moins vrai. Certes, les visas accordés aux étrangers à durée indéterminée ont été réduits à une validité d'un an. Il n'empêche. Les observateurs constatent que si, sous Moubarak, les islamistes étaient en permanence dans l'œil du viseur, la faiblesse de l'État égyptien actuel traite le problème à court terme, souvent en réaction et jamais dans la prévention. Ce terrain-là est toujours occupé par une myriade de groupes qui prônent un islam des plus rigoristes.

Un cheikh qui ne s'adresse pas aux femmes

La mosquée a commencé petit, tout petit. Quelques fidèles locaux, puis au fil du temps, et à la surprise des habitants, elle s'est étoffée et a affiché un wahhabisme virulent. Désormais, l'établissement est fréquenté à 90% par des étrangers en provenance d'Europe, d'Afrique, du Maghreb ou encore de Russie, d'Ouzbékistan et de Tchétchénie, des hommes et des femmes en quête d'un islam pur et dur. Un ami égyptien m'a alertée. "Il faut que tu parles de cette mosquée, elle est la preuve que l'État ne contrôle plus rien." Parler des radicaux, ceux qui s'épanouissent dans une Égypte qui tangue, ceux qui ne rejoignent pas forcément les rangs de Daech mais qui n'en pensent pas moins? Oui, mais comment? Et surtout, comment les approcher, sachant que seuls les musulmans ou les convertis pénètrent ce lieu de culte dissimulé?

«Les musulmans ont le droit de tuer les chrétiens et les juifs qui attaquent l'islam»

La mosquée qui sert aussi de madrasa (école religieuse), est dirigée par un jeune cheikh d'une trentaine d'années qui ne s'adresse jamais aux femmes. Il va falloir le convaincre de la sincérité de ma démarche. Utiliser un intermédiaire masculin, puis féminin. J'attends dans un appartement. La rencontre décisive avec le cheikh s'est transformée en examen de passage. Un "Gaulois" (un Français) a supervisé l'entretien au cours duquel ma demande était exposée. Le Français s'est exprimé dans un arabe littéraire sans accent, a posé des questions pièges. Il est clair que les dirigeants redoutent les espions. Un filtre élaboré et drastique a donc été mis en place. À chaque étranger, un homme de même nationalité vient vérifier les dires de l'inconnu. Ils ont ainsi coincé un Marocain qui prétendait être né aux Pays-Bas. Un "frère" véritablement batave a vite démontré que le pauvre gars ne parlait pas un mot de néerlandais. Un Allemand barbu a voulu jouer au plus malin, mais il puait la clope. Éliminé. L'homme n'a pas franchi le seuil de l'édifice. Et pour cause. Pas question de laisser entrer n'importe qui. Alors qu'il n'est pas permis de parler politique dans les mosquées, les prêches du jeune cheikh transpirent l'interdit. "Sissi n'est pas un musulman, il n'applique pas la charia. Erdogan est un laïc incapable de toucher à l'État d'Atatürk, en Turquie. L'Irakien Baghdadi, leader de l'organisation État islamique, est impétueux mais sur le bon chemin". Et les attentats du Bataclan? "Les musulmans ont le droit de tuer les chrétiens et les juifs qui attaquent l'islam", souffle-t-il aux fidèles. Mon intermédiaire ne soupçonnait pas la gravité de la dérive de ces islamistes.

La conversion a commencé

La première étape est néanmoins réussie. On m'envoie l'adjoint du cheikh. Je boutonne mon manteau, ajuste mon voile noir et mes lunettes d'institutrice. Le voilà, ce petit homme aux puissants effluves d'after-shave, qui porte une barbe gris et roux, et qui se déchausse. L'homme prend place et me salue ouvertement. Je porte la main sur mon cœur et marmonne Assalamu Alaykum, puis je m'assois et je cesse immédiatement de le regarder. L'introduction est très longue. Le religieux chargé de ma conversion parle beaucoup. Il a une âme à sauver et il aime les paraboles, les histoires. Prenez celle-ci : "Il y a un appartement et deux portes. La première symbolise la vie sur terre. Elle ne compte pas. La seconde, celle de la vie éternelle. C'est le but à atteindre."

«L'islam régit toute la vie du fidèle, chaque geste, chaque pensée. Même aux toilettes, il vous dit comment faire»

Puis c'est l'apologie de l'islam, la seule religion au monde, les autres sont à jeter aux oubliettes. Même les chiites ne sont pas des musulmans. D'ailleurs, il ne faut pas aller en Iran, ne pas fréquenter les infidèles, ne pas aller à la mosquée Al-Azhar, l'une des plus anciennes du Caire et une référence pour les théologiens de l'islam sunnite orthodoxe, leur islam n'est pas le bon. Ne pas, ne pas, ne pas. "L'islam régit toute la vie du fidèle, chaque geste, chaque pensée. Il explique tout. Il a réponse à tout. Même aux toilettes, il vous dit comment faire." Le message prend une tournure limpide : un bon musulman vit dans la soumission absolue. Surtout les femmes, dont le rôle majeur est d'élever les enfants, de se dérober aux regards des hommes, y compris à celui de son fils, en cas d'adoption. "Nul autre que ton mari ne peut voir ton visage." Je fatigue, j'ai envie de croiser mes jambes, j'hésite, j'ai déjà intégré que je suis une pécheresse. Mais je n'en peux plus, alors je les croise. Le religieux, qui ne me regardait pas, saute sur la faute et m'ordonne immédiatement de me tenir convenablement. J'insulte Allah. Je me sens sale. La conversion a commencé.

Le sexe. Bien sûr, une histoire de sexe. Un homme veut une femme mais cette dernière veut se faire payer. Elle demande à l'homme de fermer toutes les portes, il obtempère, elle insiste, et dit : "Celle-ci." Justement, c'est "celle qui donne sur Dieu". L'homme ne paiera pas la femme et renoncera à la fornication. Allah est là, tout-puissant, Allah le miséricordieux voit tout. Le cheikh veut prier, il s'en va, reviendra ce soir, avec une sœur puisque tel est mon souhait. Ne pas parler à un homme, éviter au maximum le contact avec ce "Gaulois". Il revient deux heures plus tard, la leçon continue. Je m'enfonce dans les méandres de la conversion, des paraboles qui doivent me faire voir la lumière. Mes paupières sont lourdes, je m'égare un peu, le cheikh me ramène vers lui. Quelle question ai-je envie de poser? Je sors de ma torpeur. "Que signifie notre passage sur terre ?" La question relève de l'examen de passage. Le cheikh apprécie et reprend ce qui m'apparaît comme une longue litanie, sans réelle profondeur, et puis il me parle, enfin, de ce moment clé : la conversion. "Tu iras te doucher, seule, et purifiée devant le Tout-Puissant tu prononceras la shahâda." La fameuse profession de foi qui fera de moi une musulmane : "J'atteste qu'il n'y a qu'un seul Dieu et j'atteste que Mohammed est son prophète." Ce rite ainsi décliné de manière incongrue et solitaire devrait m'ouvrir les portes de cette mosquée. En temps normal, il suffit de couvrir ses cheveux et l'on peut pénétrer dans un lieu saint musulman. Pas ici. Et pour cause. L'islam radical, pour ne pas dire délirant, en vigueur derrière ces murs, a bien quelque chose à cacher.

Karen Lajon, envoyée spéciale en Egypte. - Le Journal du Dimanche