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Cours de Philosophie 4/15 : "Changement et multiplicité, causalité et finalité" / Jean Daujat [Lecture spirituelle] Nous avons vu la dernière fois que ce qui donne son orientation foncière, fondamentale …Plus
Cours de Philosophie 4/15 : "Changement et multiplicité, causalité et finalité" / Jean Daujat

[Lecture spirituelle]
Nous avons vu la dernière fois que ce qui donne son orientation foncière, fondamentale à la vie chrétienne, c'est ce qu'on veut et aime par dessus en y subordonnant tout reste, ce qui est donc la préoccupation dominante, ce soit la joie absolue infinie et parfaite qui est Dieu se donnant totalement à nous par amour, à posséder en plénitude par la vision en pleine lumière dans la vie éternelle. Il s'agit de voir maintenant comment notre vie pourra avoir cette orientation foncière fondamentale vers Dieu lui-même à posséder en plénitude dans la vie éternelle, voulue par dessus tout et en est subordonnant tout le reste.
Et bien il est évident que pour que Dieu soit voulu par dessus tout, il faut que Dieu soit aimé par dessus tout et pour lui-même. Donc ce qui va donner à la vie chrétienne son orientation foncière et fondamentale, c'est la charité qui est comme nous l'avons vu l'avant dernière fois l'amour de Dieu pour lui même et par dessus tout. Et par conséquent il apparaît que ce qui est essentiel à la vie chrétienne pour lui donner son orientation foncère et fondamentale c'est la charité. En effet Dieu ne veut que se donner à nous, il nous a créés pour cela, il ne refuse jamais. Donc nous possèderons Dieu se donnant à nous si nous le voulons, mais on veut ce que l'on aime et on ne veut pas ce que l'on n'aime pas. Donc nous possèderons Dieu lui même se donnant à nous si nous l'aimons, c'est-à-dire s'il y en nous cet amour de Dieu pour lui même et par dessus tout, qui est la charité. Et par conséquent vous voyez que la réalisation de la vie chrétienne n'est liée a absolument rien d'autre qu'à la charité et que c'est la charité, amour de Dieu pour lui même, qui est vraiment le tout du christianisme.
Car en effet si nous ne voulons pas de Dieu parce que nous ne l'aimons pas, alors Dieu ne peut pas se donner à nous malgré nous et il peut pas non plus nous contraindre à l'aimer, car il s'agit ici d'un amour libre qui n'est possible que dans la liberté et qui ne peut pas être contraint. Ce qu'on appelle le péché mortel, parce qu'il tue la vie chrétienne, c'est précisément ce refus d'amour opposé à Dieu dont on ne veut pas parce qu'on ne l'aime pas. La joie absolue infinie et parfaite qui est Dieu se donne totalement à nous par amour et nous n'en voulons pas parce que nous préférons de pauvres bonheurs humains limités à notre taille d'homme, nous préférons la possession des biens de ce monde, les jouissances de la sensualité, les satisfactions de la sentimentalité, la complaisance visant nous-mêmes par amour propre et par orgueil, et bien nous aurons ce que nous voulons. C'est nous qui choisissons. Nous allons là où va notre amour et nous aurons ce que nous aimons. Et par conséquent c'est la valeur, c'est la qualité de ce que nous aimons qui fait notre récompense ou notre punition.
Si vous voulez, pour vous aider à comprendre, je prend une image : une jeune fille est demandée en mariage par un jeune homme qu'il l'aime d'un grand amour et qui a toutes les qualités pour la rendre heureuse. Mais il ne voudrait pas la prendre de force et malgré elle. Il attendait d'elle un ‘oui’ librement donné et elle lui répond : “Je ne veux pas de vous parce que je ne vous aime pas. Et je ne vous aime pas parce que j'en n'aime un autre.” Et l'autre qu'elle aime est un gredin qui la rendra malheureuse toute sa vie. Et bien elle aura ce que son amour a voulu, aimé et choisi, voyez vous. C'est la valeur, c'est la qualité de ce que nous aimons qui fait notre récompense, notre punition. Là j'ai pris avec l'exemple de la jeune fille demandée en mariage une image d'un certain niveau. Je vais prendre une image un peu plus grossière. Je suppose qu'une personne qui a de l'amitié pour vous vous invite à un bon repas. Et quand vous arrivez, vous voyez posées sur la table trois bouteilles des meilleurs vins. Mettons par exemple Château Yquem, Hospices de Beaune et Veuve Clicquot. Et quand vous voyez ces trois bouteilles, vous dites à vos amis : “Je n'aime pas ces vins-là.” Moi, ce que j'aime c'est le gros rouge du marchand de vin coin de la rue. Eh bien on vous donnera du gros rouge marchand de vins du coin de la rue. Vous aurez ce que vous aimez, ce que votre amour choisi, voyez vous ? C'est la valeur, c'est la qualité de ce que nous avons qui fait notre récompense ou notre punition. Donc nous arrivons à cette conclusion que le don total que Dieu nous fait de-lui même par amour n'est lié à absolument rien d'autre qu'à notre libre adhésion d'amour au don de Dieu, parce qu'un don d'amour ne peut se faire que dans la réciprocité de l'amour. Et c'est pour cela que Dieu nous a créés libres, parce que Dieu nous a créés pour se donner à nous par amour, et que ça n'est possible que dans la réciprocité de l'amour et que par conséquent il faut que nous soyons libres pour donner une libre adhésion d'amour au don de Dieu, ce qui entraîne la possibilité du refus, donc du péché avec toutes ses conséquences.
Mais alors vous voyez quelle caricature de Dieu tant nos contemporains ont dans l'esprit quand il se représentent Dieu comme un gigantesque tyran ou potentat céleste usant et abusant de sa toute puissance pour nous réduire en esclavage et nous mettre à son service, alors que l'attitude réelle de Dieu est de ne jamais user de sa toute puissance pour nous contraindre, mais toujours d'être un appel d'amour qui s'adresse à notre liberté pour que nous adhérions librement à son amour.
Et ainsi nous sommes parvenus à cette conclusion que c'est la charité, c'est à dire notre adhésion d'amour à Dieu aimé pour lui même, c'est la charité qui est le tout du christianisme. Le christianisme consiste tout entier dans la charité comme Jésus-Christ le répète sans cesse dans l'évangile et comme nous le répète tout le Nouveau testament. En particulier Jésus-Christ nous dit dans l'Évangile que l'unique commandement de la charité contient en lui tous les autres commandements. Car en effet tout ce qu'il y a de commandements dans le christianisme ne fait que nous enseigner quelles sont les exigences de la charité, ce que la charité réclame de nous, et nous détourner de ce qui est incompatible avec la charité, inconciliable avec elle, et à détruire. Par conséquent ce sont des commandements qui n'expriment rien d'autre que les exigences même de l'amour et qui par conséquent doivent être suivis librement et par amour. C'est dont une effroyable caricature du christianisme de se le représenter comme ça a lieu si souvent, comme un système de règles de vie qui s'imposerait à nous, alors que le christianisme comporte non pas la soumission à des règles, mais de vivre et d'agir sous la libre impulsion intérieure de l'amour. Ce qu'il comporte de commandements pour nous exprimer les exigences de l'amour devant être suivi librement et par amour.
Et le christianisme est tellement de vivre et d'agir sous la libre impulsion intérieure de l'amour que saint Augustin a pu écrire : “Si tu aimes Dieu, fait alors tout ce que tu voudras.” Car tout ce que l'amour de Dieu nous portera à faire sera par le fait même bon. Et c'est pourquoi saint Paul répète sans cesse dans ses enseignements, que parce que le christianisme est un régime de charité, il est un régime de liberté, vivre et agir sous la libre impulsion intérieure de l'amour.
Mais si c'est un régime de liberté, ce n'est pas un régime de facilité et de relâchement. Car les exigences de l'amour ne demandent pas moins, mais beaucoup plus que tous les systèmes de règles. Un homme qui est soumis à un système de règles, quand il a fait tout ce que les règles disent de faire, il peut estimer que c'est terminé, que c'est suffisant et il peut dire comme le pharisien de l'Évangile que le Christ condamne : “J'ai observé tous les commandements, je peux être content de moi et Dieu doit être content de moi.”
Mais quand il s'agit d'amour alors là on n'en avait jamais fait assez pour l'être aimé, on en a jamais fini avec les exigences de l'amour. Et surtout lorsque l'être aimé c'est Dieu, qui mérite infiniment d'être aimé, que nous n'aimerons jamais suffisamment. C'est encore saint Augustin qu'il l'a dit : “La mesure d'aimer Dieu, c'est de l'aimer sans mesure.” Quel que soit le degré atteint par notre charité, il faudra dire : “Je n'aime pas Dieu suffisamment, je dois l'aimer davantage, ma charité doit grandir.” Et par conséquent ce sont des exigences sans limite et sans fin et il faudra y passer tout entier. Ce qui subsiste de règles ou de commandements dans le christianisme, c'est l'indication du minimum indispensable pour ne pas s'écarter de la charité, pour ne pas qu'elle disparaisse totalement en nous.
Mais si l'on vit sous la libre impulsion intérieure de l'amour, on sera porté par là à aller très au-delà de ce minimum indispensable indiqué par les règles. Et pour illustrer cela, je peux vous raconter une histoire. Une fois une fille de 17 ans est venu me trouver et m'a dit : “L'église est vraiment tyrannique de nous imposer cette obligation de la messe du dimanche.” Je lui ai immédiatement répondu : “Je ne suis pas soumis à cette obligation.” Alors elle m'a regardé d'un air étonné et elle m'a dit : “Alors vous n'allez pas à la messe tous les dimanches ?” Je lui ai répondu : “Mais si, j'y vais tous les dimanches pour la raison bien simple que j'y vais tous les jours.” Or vous savez très bien qu'il n'y a jamais eu aucune règle donnant l'obligation d'y aller tous les jours. Si j'y vais tous les jours, c'est librement et par amour. Alors comme j'y vais tous les jours, et bien j'y vais aussi le dimanche.” Pour moi, c'est exactement pareil, il n'y a aucune différence. Alors vous voyez par cet exemple, n'est-ce pas, que les exigences de l'amour vont au delà du minimum indispensable indiqué par les règles. Par conséquent, le christianisme ça n'est pas la soumission de système de règles, c'est de vivre et d'agir sous la libre impulsion intérieure de l'amour. Ce qui entraîne que le christianisme est quelque chose d'extrêmement simple, c'est d'aimer Dieu pour lui même et par dessus tout au et d'être conduit dans toute notre vie par cet amour.
Et maintenant ceci nous permet de préciser que ce qui fait qu'un de nos actes a une valeur chrétienne, c'est qu'il soit motivé et inspiré par la charité, c'est qu'il soit à accompli par amour de Dieu. Et nous retrouvons là l'extraordinaire simplicité du christianisme. Il ne s'agit pas de faire des choses géniales, héroïques, extraordinaires, demandant de hautes aptitudes naturelles. Il suffit des plus banales actions de tous les instants, dans la plus ordinaire des vies, du moment que tout y est fait par amour de Dieu. Et par conséquent c'est accessible aux plus petits, aux plus pauvres, aux plus humbles, à ceux qui sont les plus dépourvus d'aptitudes naturelles, pourvu que les pauvres choses qu'ils sont capables de faire, ils les fassent par amour de Dieu.
Alors vous voyez là une différence énorme du christianisme avec tant d'autres religions et tant d'autres mystiques qui réclament toutes sortes de techniques savantes, réclamant une longue formation, une longue initiation et qui ne serait accessible qu'à une élite, tandis que le christianisme est à la portée absolument de tous, à la portée des plus petits, des plus pauvres, des plus humbles, de ceux qui sont les plus démunis d'aptitudes de toutes sortes.
En revanche l'action la plus géniale, la plus héroïque, la plus extraordinaire, la plus admirable aux yeux des hommes, si elle n'est pas par amour de Dieu, elle garde bien sûr sa valeur naturelle, mais elle ne vaut rien sur le plan chrétien. C'est le grand enseignement de saint Paul dans le chapitre 13 de la première épître aux Corinthiens, qui est un texte fondamental qu'il faut sans cesse relire et méditer, où saint Paul nous dit : “Quand même je donnerais tout ce que je possède aux pauvres” et voyez quelle leçon pour tant de nos contemporains qui confondent la charité avec la bienfaisance, car donner tout ce qu'on procède aux pauvres c'est évidemment de la bienfaisance, et bien, dit saint Paul “Quand même je donnerais tout ce que je possède aux pauvres, si ce n'est pas par charité, si ce n'est pas par amour de Dieu pour lui même, si c'est pour un autre motif, cela ne vaut rien sur plan chrétien.” Et voici maintenant pour les amateurs de courage et d'héroïsme, “Quand même” dit saint Paul, “je serais capable d'héroïsme jusqu'à livrer mon corps aux flammes pour être brûlé vif, si ce n'est pas par charité, c'est à dire par amour de Dieu pour lui même, si c'est pour un autre motif, par exemple par orgueil, cela ne vaut rien sur le plan chrétien.” Et voici maintenant pour les amateurs de choses extraordinaires, de miracles, d'apparitions, de visions, de révélations : “Quand même” dit saint Paul “je serais capable de faire des miracles jusquà transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité, cela nous vaut rien.”
Il n'est pas possible de dire plus nettement que ce qui fait la valeur chrétienne de nos actes, ce n'est ni la difficulté, ni l'effort, ni ce que nous y mettons de talent ou d'aptitude naturelle, mais c'est uniquement l'amour de Dieu qui les motivent et qui les inspirent. Et ce qui fait qu'un acte est meilleur qu'un autre, c'est simplement d'être fait avec davantage l'amour de Dieu par une plus grande charité. Et ce qui fait qu'un chrétien est meilleur qu'un autre, c'est uniquement d'aimer Dieu davantage, d'avoir une plus grande charité. Alors vous voyez la prodigieuse simplicité du christianisme, le christianisme ne consiste en absolument rien d'autre qu'en ceci : qu'à chaque seconde de notre vie toutes nos pensées, toutes nos paroles, et tous nos actes soient par amour de Dieu.
Et ceci nous montre en même temps que le progrès chrétien, c'est le progrès de la charité, c'est que la charité augmente et se développe. En effet Dieu ne met aucune limite au don qu'il nous fait de lui-même par amour, donc nous possèderons Dieu autant que nous le voudrons, c'est-à-dire autant que nous l'aimerons, c'est-à-dire à la mesure de l'intensité d'amour avec lequel nous l'aimons. Si nous ne possédons pas Dieu davantage, c'est tout ne le voulons pas davantage à cause de la faible intensité de l'amour avec lequel nous le voulons. Bien entendu quand je parle d'intensité d'amour, je ne parle pas d'amour éprouvé ou ressenti, la charité n'est pas dans la sensibilité, n'est pas un sentiment. Ce que nous éprouvons ou ressentons n'a aucune importance, il n'y a pas à s'en préoccuper, il n'y a pas à en tenir compte. La charité est un acte de la volonté, et j'ai parlé non pas d'intensité d'amour éprouvé ou ressenti, mais d'intensité d'amour avec lequel notre volonté veut Dieu. Et bien c'est cette intensité d'amour avec lequel notre volonté veut Dieu qui fait notre valeur chrétienne.
Marie à Nazareth, menant la vie la plus ordinaire d'une femme dans sa maison, passant son temps à faire la cuisine et la lessive, vaut plus et mérite plus que tous les saints réunis et que toutes les actions les plus héroïques et les plus extraordinaires de toute l'histoire, parce qu'elle le fait avec davantage d'amour. C'est donc uniquement le degré de notre charité qui fait notre valeur chrétienne et par conséquent le progrès chrétien c'est uniquement le progrès de la charité.
Alors, puisque le christianisme est uniquement, à tout instant notre vie, de tout faire par amour de Dieu, je vous invite de nouveau, d'ici notre prochaine rencontre, quand vous serez dans le silence et la solitude, à faire un examen intérieur lucide, et profond, en vous demandant est ce que vraiment à chaque seconde de ma vie, que ce soit dans le travail, dans le repos, dans la détente, dans la distraction, est-ce que vraiment à chaque seconde de ma vie tout ce que je fais est fait par amour de Dieu. Et je peux à ce sujet vous raconter une histoire de la vie de saint Louis de Gonzague. Saint Louis de Gonzage était novice jésuite, et un jour pendant une récréation, les novices jouaient à la balle et tout d'un coup le maître des novices apparaît et leur dit qu'est : “Qu'est ce que vous feriez si on vous annonçait que vous alliez mourir dans cinq minutes.” Alors un des novices répond : “Je me précipiterais à la chapelle devant le tabernacle”, un autre dit : “J'irai bien vite trouver mon confesseur”, un troisième dit : “Je réciterais un chapelet” et quand on arrive à saint Louis de Gonzague il répond : “Je continuerais à jouer à la balle.” C'était l'heure de la récréation, c'est à dire l'heure voulue par la volonté de Dieu pour la détente, c'était en conformité à la volonté de Dieu, et donc par un amour de Dieu qu'il jouait à la barre, il y avait besoin d'absolument rien d'autre, voyez vous. Donc quelles que soient nos occupations, la seule chose qui importe c'est qu'à chaque seconde de notre vie nous puissions dire : “Ce que je fais c'est par amour de Dieu que je le fais.”

[Cours de philosophie]
La dernière fois nous avons vu qu'au fondement de la métaphysique il y a la notion d'être et le principe d'identité. Et nous avons vu que cette notion d'être et ce principe d'identité ont été attaqués par le raisonnement de Hegel dont je vous ai donné l'examen critique et la réfutation. Mais il y a eu, à travers toute l'histoire de la philosophie, une autre attaque contre la notion d'être et le principe d'identité à partir de deux faits d'expérience courante qui sont : le fait du changement — le fait que tout change — et le fait de la multiplicité — le fait que les choses sont diverses. Et c'est cela que nous allons examiner aujourd'hui. Donc le cours d'aujourd'hui est le cours sur le changement et la multiplicité.

Premièrement le changement : le fait que constamment nous voyons tout changer — qui est un fait d'expérience courante, et bien il semble à première vue que ce fait du changement contredise le principe d'identité. En effet le principe d'identité nous dit que toute chose est ce qu'elle est. Or le changement consiste en ceci qu'une chose cesse d'être ce qu'elle est pour devenir ce qu'elle n'était pas. Et cela semble contredire le principe d'identité. Si toute chose est ce qu'elle est, alors elle reste ce qu'elle est, et on ne voit pas comment elle pourrait cesser d'être ce qu'elle est pour devenir ce qu'elle n'était pas. Comment un être pourrait-il changer ? Selon qu'il est ? Mais il l'est déjà. Selon ce qu'il n'est pas ? Mais ce n'est rien du tout.
Le changement ne peut pas provenir de ce qui est, car ce qui est est déjà. Et le changement ne peut pas provenir de ce qui n'est pas, car ce qui n'est pas, ce n'est rien du tout. Donc voyez-vous, d'après ces raisonnements, il semble que le changement contredise le principe d'identité. Et bien c'est devant cette difficulté que la philosophie a pris naissance au cinquième siècle avant notre ère en Grèce. Et devant cette difficulté il y a eu deux positions contraires : celle de Parménide et celle d'Héraclite.
Héraclite veut à tout prix maintenir la certitude intellectuelle du principe d'identité, et, croyant que le changement est inconciliable avec lui, il en conclut que le changement n'est qu'une apparence ou une illusion, mais qu'en réalité il n'y a pas de changement, que l'être est absolument immuable, l'être est ce qu'il est et ne change pas. Pour réfuter Parménide, il suffit de se mettre à marcher devant lui pour lui prouver le fait du changement.
Alors la position contraire d'Héraclite a voulu maintenir à tout prix l'évidence expérimentale du changement, et pensant là aussi que c'est inconciliable avec le principe d'identité, Héraclite en conclut qu'il n'y a pas d'être, et tout le principe d'identité est faux. Qu'il n'y a pas d'être parce que rien ne demeure, rien ne subsiste, tout est perpétuellement détruit par le changement, il n'y a qu'un changement perpétuel dans lequel aucun être ne susbsiste. Il n'y a que le flux ininterrompu du devenir, mais l'être n'existe pas. Et pour illustrer cela, Héraclite a pris cette image : “On ne baigne pas deux fois dans le même fleuve.” Quand on revient se baigner, l'eau a coulé, ce n'est plus le même fleuve. Rien ne demeure, rien ne subsiste, il y a que du changement, il n'y a pas d'être.
Et bien là aussi il est facile de réfuter la position d'Héraclite. Car si on admet pas que toute chose et ce quelle est, alors le changement n'est pas ce qu'il est, et par conséquent il n'y a pas de changement : le changement s'est détruit lui-même. Le changement consiste en ceci : “Que A devient B, qui est différent de A.” Mais si on n'admet pas que toute chose est ce qu'elle est, alors en même temps que B est différent de A, B n'est pas différent de A, et il n'y a plus de changement, le changement s'est détruit lui-même.
Donc nous ne pouvons admettre ni la position de Parménide ni la position d'Héraclite. Et par conséquent il faut maintenir à la fois, sans abandonner ni l'une ni l'autre, la certitude intellectuelle du principe d'identité et la certitude expérimentale du changement. Mais alors il faut trouver comment les concilier. Et bien cette découverte a été faite deux siècles après, donc au 3e siècle avant notre ère, par Aristote. Et voici comment Aristote a trouvé la solution. Je vous ai dit tout à l'heure : un être peut pas changer selon ce qu il est, car ce qu'il est, il l'est déjà. Et un être ne veut pas changer selon ce qu'il n'est pas, car ce qu'il n'est pas n'est rien du tout. Et Aristote ajoute, et c'est là sa grande découverte, un être peut changer selon ce qu'il peut-être mais n'est pas encore actuellement. Autrement dit la solution est de reconnaître des possibilités d'être, non actuellement réalisés mais qui se réaliseront dans et par le changement. Le changement ne provient ni de ce qui y est, qui est déjà, ni de ce qui n'est pas, qui n'est rien du tout, mais de ce qui peut-être et n'est pas encore actuellement. Et ainsi Aristote est amené à distinguer deux formes d'être : l'être en acte et l'être en puissance.
L'être en acte, c'est ce qui est actuellement réalisé. Ne prenez pas le mot d'acte au sens d'action, mais au sens d'actuel et d'actualité : ce qui est actuellement réalisé.
Quant à l'être en puissance, c'est ce qui peut être mais n'est pas encore actuellement : ce sont les possibilités d'être encore réalisées. Alors ne prenez pas le mot puissance avec la signification où vous parlerez de la puissance d'un boxeur qui met knock-out son adversaire, ou avec la signification avec laquelle vous dirais que les États-Unis sont une grande puissance. Mais prenez le mot puissance comme je viens de le définir, uniquement dans le sens d'une possibilité d'être non encore actuellement réalisée. Ce qui peut-être mais n'est pas encore actuellement réalisé. Et bien vous voyez que le changement s'explique par la distinction de l'être en puissance et de l'être en acte. Le changement est le passage de l'être en puissance à l'être en acte, le changement est la réalisation en acte de ce qui auparavant n'était encore qu'en puissance. Ceux d'entre vous qui ont fait si peu que ce soit de physique ou de mécanique auront tout de suite reconnu que ce qu'on appelle en physique l'énergie cinétique est de l'énergie en acte, et ce qu'on appelle en physique l'énergie potentielle est de l'énergie en puissance.
Certains philosophes ont attaqué cette notion l'être en puissance en disant : “Mais ce que vous appelez l'être en puissance, c'est quelque chose qui actuellement n'existe pas, ce n'est donc rien d'autre que du néant.” Et bien ce raisonnement meconnaît l'existence de possibilités réelles non encore réalisées. Par exemple confondre l'être en puissance avec le néant, c'est confondre l'homme qui a les yeux fermés, qui peut voir mais qui ne voit pas en actes, avec l'aveugle qui ne peut pas voir ou avec la pierre qui ne peut pas voir, tandis que chez l'homme qui ferme les yeux il y a une possibilité réelle de voir qui se réalisera quand ils les ouvrira.
Ou encore confondre l'être en puissance avec le néant c'est confondre le gland qui n'est pas chêne, mais qui peut devenir chêne, avec le noyau de prune qui peut devenir prunier, mais qui ne peut pas devenir chêne. Voyez-vous il y a des possibilités réelles non encore réalisées, comme celle du gland de devenir chêne et comme celle du noyau de prune de devenir prunier. Vous voyez par conséquent que grâce à la distinction de l'être en puissance et de l'être en acte on a pu concilier le fait du changement avec le principe d'identité.

Je passe maintenant au second fait d'expérience courante le fait de la multiplicité qui va retenir beaucoup plus longuement. Et bien là aussi il semble à première vue que la multiplicité ne soit pas conciliable avec le principe d'identité. Car comment deux êtres pourraient-il différer ? Ils ne peuvent pas différer par l'être qui leur est commun. Il ne peuvent pas différer parce qu'ils ne sont pas, car ce qu'ils ne sont pas ce n'est rien du tout. La diversité entre les êtres ne peut provenir ni de l'être qui est commun à tous, ni de ce qui n'est pas qui n'est rien du tout. Donc là encore, il semble que la multiplicité soient inconciliable avec le principe d'identité.
Et il y a eu à ce propos les deux mêmes positions d'Héraclite et de Parménide. Parménide, pour maintenir la certitude intellectuelle du principe d'identité, en conclut que la multiplicité est une apparence, une illusion, mais que l'être est parfaitement un sans aucune diversité en lui. Et bien pour réfuter Parménide il suffit de lui montrer une pomme et une poire, ou même de lui montrer deux pommes pour lui prouver le fait de la multiplicité.
Alors Héraclite, lui en conclut qu'il faut rejeter la notion d'être et le principe d'identité, qu'il n'y a pas d'être, qui n'il n'y a que de la multiplicité, que de la diversité, qu'il n'y a qu'un chaos, mais qu'il n'y a pas d'être. Eh bien là encore il est facile de réfuter Héraclite, car si on n'admet pas le principe d'identité, si on n'admet pas que toute chose est ce quelle est, alors la multiplicité n'est pas ce qu'elle est, et il n'y a plus une multiplicité, elle s'est détruite elle-même. La multiplicité consiste en ceci : que A est différent de B, mais si on n'admet pas que toute chose est ce qu'elle, est alors en même temps que A est différent de B, A n'est pas différent de B, et il n'y a plus une multiplicité. Donc nous ne pouvons admettre ni la position de Parménide, ni la position d'Héraclite.
Et là encore il faut maintenir à la fois la certitude intellectuelle du principe d'identité et la certitude expérimentale de la multiplicité. Et par conséquent il faut voir comment la multiplicité s'accorde avec le principe d'identité. Eh bien là encore là encore solution a été trouvée par Aristote et là encore elle consiste dont la distinction entre l'être en puissance et l'être en acte. Car effectivement l'être en acte est commun à tout qui est, mais un être en acte n'est en acte que ce qu'il pouvait être quand il était en puissance. Le chêne est chêne et n'est pas prunier, parce que le gland pouvait être chêne et ne pouvait pas être prunier. Le prunier est prunier et n'est pas chêne parce que le noyau de prune pouvait devenir prunier mais ne pouvait pas devenir chêne. Donc l'être n'est en acte que ce qu'il pouvait être quand il était en puissance, autrement dit l'être en acte est limité par l'être en puissance. Et alors l'être en acte en même temps diversifié, multiplié par l'être en puissance. Le chêne est différent du prunier parce que le chêne provient du gland et que le prunier provient du noyau de prune. L'être en acte est multiplié, diversifié par l'être en puissance, et par conséquent nous retrouvons par là l'accord entre la multiplicité et le principe d'identité. Mais cette solution générale étant donnée, il faut maintenant considérer plus en détail et avec davantage de précision qu'il existe deux espèces de multiplicité, dont je vous ai donné tout à l'heure un exemple en vous disant d'abord une poire et une pomme et ensuite en vous disant deux pommes.
Il y a premièrement la multiplicité des espèces et deuxièmement la multiplicité des individus de même espèce.

Premièrement la multiplicité des espèces. Si nous nous limitons au domaine de notre expérience, c'est-à-dire au domaine des substances corporelles, et bien c'est une donnée d'expérience courante que les substances corporelles se répartissent en un certain nombre d'espèces distinctes les unes des autres, comme l'espèce poire est différente de l'espèce pomme. Mais ce fait d'expérience courante de la diversité des espèces peut être précisée avec une grande rigueur à la lumière des conclusions précises des sciences modernes. Et pour cela je vais considérer d'abord le cas des corps inanimés, et ensuite le cas des êtres vivants.
D'abord le cas des corps inanimés. Ce que nous présente l'expérience courante se sont des mélanges dans lesquels il y a plusieurs corps de nature différente. Par exemple l'air est un mélange d'oxygène et d'azote, et l'eau de mer est un mélange d'eau et de chlorure de sodium. Mais la chimie à partir des mélanges parvient au corps pur, c'est-à-dire au corps d'une seule et unique nature déterminée constituant ce qu'on appelle une espèce chimique. Car ce qui constitue une espèce, c'est une nature déterminée, c'est l'ensemble des êtres qui ont cette même nature déterminée. Et bien la chimie classe les corps purs en un certain nombre d'espèces de nature différente. L'oxygène est d'une autre nature que l'azote, l'eau est d'une autre nature que le chlorure de sodium. Pendant très longtemps on a défini seulement une espèce chimique par un ensemble cohérent de propriétés physiques et chimiques, la cohérence des propriétés étant le signe d'une nature déterminée. Mais aujourd'hui les progrès scientifiques ont été plus loin et on a pu définir ce qui constitue la nature d'une espèce, ce qui constitue la nature d'une espèce, c'est la structure de la molécule. Par exemple on définira l'espèce ‘eau’ en disant que sa molécule est constituée par l'union de deux atomes d'hydrogène et d'un atome d'oxygène. Mais ceci alors permet d'affirmer la discontinuité entre les espèces chimiques entre lesquelles il n'y a pas d'intermédiaire possible. Car ce qui définit une espèce chimique c'est un nombre entier d'atomes dans la molécule et bien il n'y a pas d'intermédiaire possible entre deux nombres entiers : il y aura un atome d'oxygène ou deux atomes d'oxygène, il ne ne peut pas y en avoir un et demi. Donc il y a discontinuité entre les espèces chimiques entre lesquelles il n'y a pas d'intermédiaire possible. Ce que je viens de dire concerne les corps composés, mais si on considère les corps simples ce qui définit une espèce, c'est la structure de l'atome constitué par un nombre entier d'électrons périphériques, par exemple l'hydrogène est le corps dont l'atome ait un son électron périphérique, et là aussi comme il ne peut pas y avoir d'intermédiaire entre deux nombres entiers il peut pas y avoir d'intermédiaire, il y a discontinuité entre deux espèces chimiques. Et voilà pour les corps inanimés.

Maintenant les êtres vivants, et bien là aussi la biologie les classe en espèces de natures différentes : le lapin est d'une autre espèce que le mouton, le chêne est d'une autre espèce que le rosier. Mais on en est encore à définir l'espèce par un ensemble cohérent de caractères anatomiques et physiologiques, on ne sait pas encore bien que l'on soit très près aujourd'hui, ce qui constitue la nature même de l'espèce. C'est la cohérence des caractères anatomiques et physiologiques qui est le signe d'une nature déterminée. Malgré cela, les biologistes affirment la discontinuité entre les espèces vivantes entre lesquelles il n'y a pas d'intermédiaire possible. Car pour qu'un être soit viable il faut un certain ensemble cohérent de caractères anatomiques et physiologiques, ou il faut un autre ensemble cohérent de caractères anatomiques et physiologiques, mais un être intermédiaire ne serait pas viable. Et ceci est valable même pour les biologistes, qui sont l'immense majorité, qui admettent que les espèces vivantes seraient issues les unes des autres. Car il ne pensent pas qu'elles seraient issues les unes des autres par une suite continue d'intermédiaire, mais ils pensent qu'elle serait issues des unes des autres par un changement brusque où il y aurait passage une espèce à une autre, exactement comme dans les réactions chimiques il y a passage brusque d'une nature de corps une autre nature de corps. Alors voilà donc la donnée d'expérience, et on peut dire aujourd'hui la donnée scientifique, de la multiplicité des espèces. Et bien ce qui constitue une espèce, je viens nous le dire, c'est une nature ou essence déterminée. Donc la multiplicité des espèces provient de la multiplicité des essences. Et ce qui est commun à toutes les espèces, c'est l'acte d'existence. Par conséquent l'acte d'existence est limité en chaque espèce par son essence ou nature, et ceci entraîne et explique la multiplicité des espèces. Et bien nous retrouvons bien là la distinction de l'être en puissance et de l'être en acte. Car l'acte d'existence, évidemment, c'est l'être en acte. Mais l'essence d'une chose, c'est la possibilité qu'existe une chose ayant cette essence ou nature. Par exemple la nature humaine, c'est la possibilité qu'il existe des hommes ayant cette nature humaine, donc l'essence est en puissance par rapport à l'acte d'existence. L'essence est la possibilité qu'existent des êtres de cette essence, et par conséquent nous retrouvons bien l'être en acte limité et multiplié par l'être en puissance. Et j'ai terminé là avec la multiplicité des espèces.

Et j'arrive maintenant à la multiplicité des individus de même nature. En ce qui concerne les êtres vivants, c'est une donnée d'expérience courante : il y a une multitude de moutons et une multitude de lapin, comme il ya une multitude de chênes et une multitude de rosiers. Concernant les êtres inanimés on est plus embarrassé pour trouver l'individu si définit l'individu selon l'étymologie même du mot, comme ce que l'on ne peut pas diviser sans le détruire. Quand vous avez un troupeau de moutons, vous pouvez le diviser jusqu'à ce qu'à vous arriviez à un mouton. Quand vous êtes arrivé à un mouton, vous ne pouvez pas le diviser sans le détruire. Et bien il semble à première vue qu'il n'en serait pas ainsi pour les êtres inanimés. Si vous prenez un volume d'eau vous avez beau le diviser, c'est toujours de l'eau. Et bien à la lumière des progrès des sciences, nous savons aujourd'hui qu'il y a une limite, c'est la molécule. Quand on arrive à la molécule d'eau, on ne peut pas la diviser sans la détruire. Donc chez les corps inanimés l'individu c'est la molécule. Et les corps que nous voyons et touchons sont des foules de molécules comme un troupeau de moutons est une foule de moutons.
Et bien comme il y a une multitude de molécules d'eau et une multitude de molécules de chlorure de sodium, nous retrouvons la multitude des individus de même espèce. Et bien cette multiplicité des individus de même espèce nous oblige à affirmer que la substance corporelle est constituée de deux principes distincts, dont l'un lui donne son individualité et dont l'autre lui donne la nature de son espèce, c'est à dire sa spécificité.
Car si l'individualité provenait du même principe que la nature de l'espèce, alors l'individualité coïnciderait avec l'espèce et il n'y aurait qu'un individu par espèce. Du moment que les individus sont différents quand l'espèce est la même, c'est que l'individualité a une autre source, un autre principe que la nature de l'espèce. Et par conséquent il faut bien affirmer que l'être de la substance corporelle est constitué de deux principes distincts : un prncipe d'individualité et un principe de spécificité.
Quand je dit l'être de la substance corporelle, c'est pour marquer que nous sommes sur le terrain philosophique. Ne confondons pas avec le domaine des sciences expérimentales, où on dit par exemple que l'eau est constituée d'hydrogène et d'oxygène. Nous ne sommes pas sur le terrain de la composition chimique, nous sommes sur le terrain de la constitution de l'être même de la substance. J'affirme donc que l'être de la substance corporelle est constitué de deux principes distincts : l'un qui lui donne son individualité, l'autre qui lui donne la nature de son espèce. Comment allons-nous les nommer ?
Et bien le principe de l'individualité, c'est évidemment la matière dont les corps sont faits. Car deux corps de même nature ont la même structure, la même organisation, mais ils sont différents parce qu'ils sont faits de deux portions de matière distincts. Par exemple deux molécules d'eau sont pareillements constituées de deux atomes d'hydrogène et un d'oxygène, mais elles se différencient parce qu'elles ne sont pas faites de la même portion de matière. C'est donc la matière par sa divisibilité en portions distinctes qui est le principe de l'individualité des corps.
Quant au principe à un corps la nature de son espèce dans le vocabulaire philosophique que je définis maintenant et que j'utiliserai ensuite toujours pendant les trois ans de cours, ce principe qui donne à un corps sa nature, on l'appelle dans le vocabulaire philosophique la ‘forme’. Mais le mot ‘forme’ a ici un sens bien différent de son sens courant, car le sens courant du mot forme désigne le contour extérieur délimitant le volume d'espace occupé. Et c'est en ce sens qu'on un corps a une forme sphérique, cylindrique ou cubique.
Tandis que maintenant, au sens philosophique, des mots, que je vous demande de bien retenir puisque nous allons toujours l'employer, au sens philosophique des mots, le mot ‘forme’ ne signifie pas le contour extérieur délimitant le volume d'espaces occupé, mais signifie le principe intérieur d'organisation qui constitue la substance dans sa nature même.
D'où viennent ces mots ‘matière’ et ‘forme’ ainsi employés ? Et bien ils viennent d'une comparaison faite par Aristote, qui a créé ce vocabulaire, entre les substances naturelles que nous examinons en ce moment et les objets artificiels fabriqués par notre art ou notre industrie parmi lesquels Aristote prend comme exemple les statues. Et bien si on considère toutes les statues, d'abord il y a un certain nombre d'espèces de statues. Par exemple l'Apollon du Belvédère est une autres espèce de statue que la Minerve de Phidias, qui est une autre espèce de statue que le Moïse de Michel-Ange. Et puis chaque espèce de statue on peut le réaliser à un grand nombre d'exemplaires différents, par exemple on peut faire un grand nombre d'exemplaires différents de l'Apollon du Belvédère. Et bien vous voyez que concernant les statues le principe de spécificité, le principe qui constitue l'espèce, c'est la forme au sens courant du mot, c'est-à-dire le contour extérieur. Au sens courant du mot forme l'Apollon du Belvédère est d'une autre forme que la Minerve de Phidias, qui est d'une autre forme que le Moïse de Michel-Ange. Et qu'est-ce qui va distinguer deux exemplaires d'une même statue ? C'est de n'être pas fait de la même portion de marbre ou de plâtre. C'est donc la matière dont ils sont faits. Par conséquent dans le cas des statues, la forme au sens courant du mot est le principe de spécificité, le principe de l'espèce et la matière, au sens courant du mot, est le principe de l'individualité. Alors Aristote a transposé dans le cas des substances naturelles, mais en changeant leur signification, ces mots ‘matière’ et ‘forme’ en appelant matière le principe de l'individualité de la substance et ‘forme’ le principe de spécificité de la substance. Mais vous voyez que le sens des mots a changé. Pour le mot ‘forme’ je viens de vous l'indiquer. Mais le sens des mots a également changé pour le mot ‘matière’, car le mot matière au sens courant désigne une substance matérielle, comme du marbre ou du plâtre, qui a une nature donc une forme. Si c'est du marbre c'est la forme du carbonate de calcium, si c'est du plâtre c'est la forme du sulfate de calcium. Tandis que maintenant le mot ‘matière’ ne désigne plus une substance matérielle constituée de matière et de forme comme du marbre ou du plâtre, mais maintenant le mot matière signifie purement et simplement ce dont les corps sont faits. Et ce qui par sa divisibilité en portions distinctes est la source de leur individualité. Donc voyez vous le sens des mots a été changé.
Pour comprendre ces mots ‘matière’ et ‘forme’ il faut les comprendre avec votre intelligence en comprenant les définitions que je viens de vous en donner d'après les raisonnements que je viens nous exposer. Et alors c'est parfaitement compréhensible. En revanche, vous seriez complètement perdus, et vous ne pourriez rien comprendre, si vous vouliez vous représentez avec votre imagination la matière et la forme. Car l'imagination ne peut se représenter que la substance totale constituée de matière et de forme que l'intelligence seule peut distinguer en elle de la manière que je vien de vous expliquer. Mais il n'y a pas de matière sans forme, car il n'y a de matière que dans des substances matérielles qui ont une nature donc une forme, et quand il s'agit des substances corporelles qui sont faites de matière il n'y a pas de formes sans matière.
Donc la matière et la forme sont deux principes distincts. Distingués par l'intelligence pour les raisons que je viens de vous démontrer, mes deux principes inséparables n'existant pas l'un sans l'autre de l'être de la substance corporelle. Et par conséquent l'imagination ne peut pas se représenter la matière seule ou la forme seule, elle ne peut se représenter que la substance constituée de matière et forme distinguée par la seule intelligence. Et bien vous voyez que c'est cette distinction de la matière et de la forme qui explique la multiplicté des individus de même espèces, c'est parce que la substance corporelle est constitué de matière et de forme.
Et bien cette conclusion que la substance corporelle est constituée de matière et de forme, je vais maintenant la retrouver et à partir d'un autre point de départ qui est lui aussi un fait l'expérience courante qui est le fait des changements de nature des corps. Mais je voudrais d'abord vous faire remarquer que dans tout changement il y a d'une part quelque chose qui change, ça va de soit, mais il y a aussi quelque chose qui demeure et qui est le sujet du changement. Car s'il n'y avait pas quelque chose qui soit le sujet du changement, il n'y aurait pas de changement. Donc dans tout changement on est amené à distinguer d'une part ce qui change et d'autre part ce qui demeure.
Dans les changements locaux, ce qui change est le lieu, mais la substance demeure ce qu'elle est.
Dans ce qu'on appelle les changements physiques, par exemple quand on chauffe un corps, et que change sa température, ce qui change ce sont des propriétés physiques, c'est-à-dire des accidents. Mais la nature de la substance demeure. Quand vous chauffez de l'eau sa température change cela demeure de l'eau. Si vous arrivez à cent degrés, elle passe de l'état liquide à l'état vapeur, mais c'est toujours de l'eau. Donc c'est la nature de la substance qui demeure. Mais il y a aussi des cas où il y a changement de la nature même des substances. Pour les êtres inanimés, c'est le cas des réactions chimiques où il a changement de la nature même des corps. Pour les êtres vivants, c'est le cas de la mort qui changet l'être vivant en ce mélange de corps inanimé qu'on appelle le cadavre. Et c'est encore le cas de l'alimentation, qui qui change l'aliment en la substance de l'être vivant. Alors quand il y a changement de nature des corps, qu'est ce qui change et qu'est ce qui demeure ?
Et bien ce qui change c'est évidemment la forme, puisque c'est la forme qui donne au corps sa nature. Donc du moment qu'il y a changement de nature, il y a changement de forme.
Et qu'est ce qui demeure ? Ce qui demeure, c'est la matière dont les corps sont faits. La molécule d'eau est faite de la même matière que les atomes d'hydrogène et d'oxygène qui ont servi à la constituer. Le cadavre est fait de la même matière que le corps vivant. Et par conséquent vous voyez qu'à partir de ce point de départ des changements de nature des corps, nous retrouvons la distinction de la matière et de la forme. Nous retrouvons que l'être de la substance corporelle est constitué de matière et de forme. Mais nous allons tirer de là une conséquence importante. C'est que, à travers tous les changements de nature, c'est-à-dire tous les changements de forme, la matière est en puissance par rapport à toutes les formes. Mais c'est la forme qui constitue la substance corporelle en acte en lui donnant sa nature. Et par conséquent la matière est en puissance par rapport à la forme qui constitue la substance en acte. Mais alors nous retrouvons bien que l'être en acte est limité et multiplié par l'être en puissance, car la nature de l'espèce est limitée en chaque individu par la matière dont il est fait et s'est multipliée par là d'un individu à un autre, dont vous retrouvons l'être en acte limité et multiplié et par l'être en puissance. Et voilà donc ce que nous avions à tirer de la considération de la multiplicité des individus de même espèce.

Alors j'en ai terminé avec le problème de la multiplicité et j'en arrive maintenant à vous donner quelques principes extrêmement importants qui sont fondamentaux en métaphysique.
Le premier s'appelle “le principe de raison d'être” et nous allons voir qu'il dérive directement du principe d'identité. Il s'énonce ainsi : “ce qui est et n'est pas par soi est par un autre.”
Et bien ceci est absolument certain, car on ne peut pas le nier sans tomber dans la contradiction. Car si ce ce n'est pas par un autre, alors c'est par soi ou ce n'est pas du tout. Dans cet énoncé vous avez le sujet : “ce qui est et n'est pas par soi” et l'attribut : “par un autre”. Et bien on ne peut pas nier l'attribut sont contredire le sujet, car si ce n'est pas par un autre alors c'est par soi ou ce n'est pas du tout. Et bien ce principe de raison d'être va nous conduire à la distinction des quatre causes.
On appelle cause ce dont quelque chose dépendant dans son être.
Et nous venons de découvrir que pour constituer l'être des substances, il faut deux causes intrinsèques constitutives de l'être même de la substance, qui sont la matière et la forme, la cause matérielle et la cause formelle. Et désormais d'ailleurs nous étendrons dans toute la suite du cours le mot ‘matériel’ à tout ce qui désigne ce dont quelque chose est fait, le contenu de quelque chose et le mot ‘formel’ à tous ceux qui donne à quelque chose sa nature, à tout ce qui est spécificateur en situant quelque chose dans son espèce.
Mais s'il y à ces deux causes intrinsèques, il y aussi deux causes extrinsèques que nous allons découvrir en analysant le phénomène du changement. Je vous ai dit que le changement est le passage de l'être en puissance à l'être en acte. Mais l'être en puissance n'est pas par lui-même en acte. Donc l'être en puissance ne peut devenir en acte que par un autre, que par un autre en acte qui va opérer ou réaliser le changement et qu'on appelle pour ce motif la cause efficiente. ‘Efficiente’ parce qu'elle effectue, produit ou réalisé changement.
D'où le principe de causalité efficiente, conséquence directe du principe de raison d'être, et qui nous dit qu'un changement ne peut pas avoir lieu sans une cause efficiente qui le produit ou le réalise. Mais par ailleurs il y a dans l'être en puissance une direction, une orientation vers l'être en acte dont il est la possibilité. Saint Thomas d'Aquin à exprimé cela en latin : “Potentia ad actum”. “Potentia ad actum”, cela signifie cette orientation qui est dans l'être en puissance faire l'être en acte dont il est la possibilité. Il y a donc dans le changement une orientation, une direction vers l'être en acte que ce changement va réaliser. Et cet être en acte qui est donc le terme du changement, s'appelle en philosophie la fin où le but du changement. La fin parce que quand cet être en acte est réalisé le changement est alors fini ou terminé.
Donc voyez vous que le mot ‘fin’ dans cette signification philosophique est très voisin du sens courant. Et on retrouve d'ailleurs ce sens philosophique du mot fin dans les locutions courantes ‘afin que’ et ‘afin de’, et le mot ‘but’ est synonyme du mot ‘fin’ tel que nous venons de le définir. Mais n'introduisez pas dans le but l'idée de but conscient. Par le mot ‘but’, je désigne simplement le terme vers lequel se dirige l'activité, qu'on le sache ou non, qu'on en ait conscience ou non.
Et alors ceci m'amène à l'énoncé d'un nouveau principe qui est le principe de finalité qui s'énonce : “toute activité se dirige vers une fin.” Dans le latin de saint Thomas “omne agens agit propter finem”, “toute activité se dirige vers une fin”. Et bien ceci est absolument certain, car on peut pas le nier sans entrer dans la contradiction, car si une activité ne se dirigeait pas vers quelque chose qui en est le terme ou la fin, c'est alors qu'elle ne se dirigerait vers rien, ce qui veut dire qu'elle ne ferait rien, ce qui veut dire qu'elle n'existerait pas. Si on ne se déplacait ni vers la droite vers la gauche, ni en avant et en arrière, ni vers le haut ni vers le bas, c'est qu'on ne se déplace pas du tout. C'est la nature même d'une activité de se diriger vers quelque chose qui en est le terme ou la fin.
Mais vous voyez donc que l'être du changement est en dépendance de la fin vers laquelle il est orienté. Et par conséquent la fin peut elle aussi être considérée comme une cause. Et c'est pourquoi la fin s'appellera ‘cause finale’ et le principe de finalité peut encore s'appeler “principe de causalité finale”. Et par conséquent l'analyse du changement nous a amené à y reconnaître deux causes extrinsèques, la cause efficiente, qui produit, réalise ou effectue, le changement et la cause finale vers laquelle le s'oriente ou se dirige.
Bien entendu dans l'énoncé du principe de finalité, n'envisagez que la direction de l'activité vers le terme auquel elle aboutit, mais n'introduisez pas l'idée de connaissance ou de conscience de la fin, ce qui n'existe que chez l'être intelligent. Et pour éviter une confusion à ce sujet, je compléterai l'énoncé en disant “toute activité se dirige vers une fin, qu'on le sache ou non, qu'on en ait conscience ou non.” Il s'agit d'une direction qui est immanente à la nature-même de l'activité. Et vous fausseriez alors totalement les choses si dans une perspective providentialiste vous introduisiez une intention extérieure. Bien sûr je suis très convaincu de la providence de Dieu et je vous l'enseignerais le 3 juin, non le 17 juin, je vous l'enseignerait le 17 juin. Mais si vous vouliez introduire une perspective providentialiste dans le principe de finalité, vous en fausseriez totalement la signification. Il ne s'agit pas d'une intention extérieure, il s'agit d'une direction qui est immanente à la nature même de l'activité.
Et pour m'assurer que vous avez bien compris cela, je vais vous poser une question dont je vous préviens qu'elle est un attrape-nigaud. Est-ce que la finalité des cerises est la nourriture des hommes ou la nourriture des merles ? Ni l'un ni l'autre, car se serait introduire une intention extérieure. Alors quelle est la finalité des cerises ? La reproduction des cerisiers. La finalité des cerises est la reproduction des cerisiers, car c'est la finalité qui est dans leur nature de cerise, qui est immanente à leur nature de cerise, voyez vous, sans faire intervenir aucune intention extérieure. Je vous ai donné cet exemple pour éviter des équivoques, pour éviter des malentendus. Et alors maintenant que nous tenons les principes de causalité efficiente et de causalité finale, il me reste pour terminer à vous indiquer un dernier principe qui est un principe très important en métaphysique, parce que si on le méconnaît on tourne dans de graves confusions et par là de graves erreurs.
C'est le principe de la réciprocité des causes, de la réciprocité des causes. Principe que j'énonce : “les quatre causes sont réciproquement causes l'une de l'autre, mais chacune dans son ordre de causalité.” Ce que saint Thomas d'Aquin énoncé en latin : “causae ad invincem sunt causae” : “les causes sont réciproquements causes l'un de l'autre, mais chacune dans son ordre de causalité.”
C'est bien évident concernant la cause efficiente et la cause finale, car c'est l'action de la cause efficiente qui fait qu'on aboutit à la réalisation de la fin. Mais réciproquement la cause efficiente n'agit qu'orientée vers la fin. Et par conséquent la cause finale est cause de l'orientation de la cause efficiente vers elle.
Mais il y a également réciprocité entre la cause matérielle et la cause formelle. La cause matérielle est cause de la forme dans l'ordre des dispositions matérielles, et la forme est cause des dispositions de la matière dans l'ordre de causalité formelle. Par exemple quand a lieu un changement de nature d'une substance, c'est l'évolution des dispositions de la matière qui est dans l'ordre de causalité matérielle cause du changement de forme. Mais dans l'ordre de causalité formelle, c'est la nouvelle forme qui est cause des nouvelles dispositions de la matière.
Par exemple dans le cas de la mort, et bien dans l'ordre de causalité matérielle, ce sont les traumatismes physiques dont est victime le corps vivant qui aboutissent à la disparition de la forme de l'être vivant dont nous verrons que c'est l'âme, mais dans l'ordre de causalité formelle, c'est le départ de l'âme qui est cause que la matière est devenu matière d'un cadavre. Par conséquent il y a bien réciprocité des causes.
Et ceci a des applications extrêmement importantes, et je vais vous en indiquer deux pour illustrer ce principe de réciprocité des causes. Quand une personne est dans un état de grande dépression à la fois physiologique et psychologique et que son état s'aggrave on demande quelquefois : “Est-ce l'aggravation de l'état physiologique qui cause l'aggravation de l'état psychologique ou est-ce l'aggravation de l'état psychologique qui cause l'aggravation de l'état physiologique ?” Et bien il faut répondre : “réciprocité des causes”, il y a causalité réciproque. Dans l'ordre de causalité matérielle l'aggravation de l'état physiologique est cause de l'aggravation de l'état psychologique et dans l'ordre de causalité formelle l'aggravation de l'état psychologique est cause l'aggravation de l'état physiologique, voyez-vous. Alors si on ne voit qu'une des espèces de causalité et bien on a une vue partielle et incomplète et on tombe dans l'erreur.
Et par conséquent les erreurs sont extrêmement fréquentes quand on ne considère qu'une cause ; par exemple très souvent le matérialisme ne considère que la cause matérielle ou ne considère que la cause efficiente. Il est extrêmement important de considérer toujours les quatre causes avec leur réciprocité. Et je prends un dernier exemple, qui alors lui je vais emprunter au cours de théologie de troisième année, et qui va vous montrer quelle importance ces notions philosophiques auront pour la théologie. Et voici le problème posé : dans la conversion du pécheur, est-ce que c'est le repentir du pécheur qui est cause que la grâce lui est rendue ou est ce que c'est la grâce qui lui est rendue qui est cause du repentir du pécheur ?
Si vous soutenez que le repentir du pécheur est cause que la grâce lui est rendue, alors la grâce est méritée par ce repentir, elle n'est plus une grâce, c'est-à-dire un don gratuit et c'est l'hérésie Pélagienne. Si vous soutenez que la grâce qui est rendue est cause du repentir du pécheur, alors ce repentir n'est ni libre ni méritoire, et c'est l'hérésie de Calvin.
Nous ne pouvons éviter les deux hérésies opposées de Pélage et de Calvin et demeurer dans la foi catholique que si nous affirmons la réciprocité des causes. Dans l'ordre de causalité matérielle le repentir du pêcheur est cause que la grâce lui est rendue ; et dans l'ordre de causalité formelle la grâce qui lui est rendue est cause du repentir du pécheur, il y a réciprocité des causes. Alors vous voyez par cet exemple que ces notions de philosophie que je vous expose en ce moment, seront très importantes dans le cours de théologie. Alors avec cela nous avons terminé les notions fondamentales de métaphysique, et comme je vous l'ai annoncé nous aborderons les cinq séances consacrées aux problèmes de nos moyens de connaissance la prochaine fois.

Source : youtu.be/ssGndqLYI-M
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