Des petits tarets qui font de grands ravages

Un jour en pleine rade de Tunis (au Nord de l'Afrique) à quelques dizaines de pieds à peine du quai, un navire sombra tout à coup, entraînant la mort de la plupart des passagers. Tout le monde se demandait ce qui avait pu se produire : ce navire avait déjà fait de nombreux voyages, la mer était calme, il faisait un temps splendide; tout le monde était surpris, sauf le capitaine. Il savait, lui, que son navire depuis longtemps était rongé par des tarets.

Des tarets ? Ce sont de tout petits animaux, des mollusques qu'on appelle "rongeurs de bois", parce qu'ils se nourrissent de bois. Ils s'introduisent dans les madriers, dans les poutres et y creusent de longs couloirs : à l'extérieur, rien n'apparaît ; mais cette poutre qui semble solide est en réalité épaisse comme une lamelle. Le navire de Tunis avait été ainsi rongé peu à peu par des tarets ; et il avait suffi, à un moment donné, que l'une de ces poutres rongées par les tarets cédât pour entraîner avec elle dans sa chute toutes les autres ! Ce fut la catastrophe !

Ainsi, il y a bien des âmes qui, apparemment, passent pour très bonnes ; un jour on apprend qu'elles ont causé un grand scandale et tout le monde se demande : Comment se fait-il ? C'était pourtant un bon garçon ; c'était pourtant une femme très pieuse. Tous sont surpris, sauf peut-être le confesseur qui sait, lui, que depuis longtemps cette âme était gangrenée complètement par les tarets.

Les tarets, dans la vie spirituelle, ce sont les péchés véniels, ces péchés qu'on appelle les petits péchés, parce qu'ils nous semblent sans importance, de peu de conséquence ; et pourtant ils préparent, parfois aussi sûrement que les gros péchés, le malheur final de l'enfer.

Le but de cette petite méditation est de nous remplir d'horreur pour les petits péchés en nous rappelant le grand mal qu'ils font à Dieu et le grand mal qu'ils font au pécheur lui-même.

Malice du péché véniel contre Dieu

1. Mépris de Dieu.

Tout péché est un mépris de Dieu. Quand je pèche, qu'est-ce que je fais ? Je mets dans un plateau de la balance, Dieu qui est la Beauté sans égale, le Bien souverain, un océan infini de bonheur, et dans l'autre plateau, je place un objet insignifiant, un léger plaisir, un petit bonheur d'un instant, une méprisable satisfaction de courte durée, et je fais pencher le plateau de ce côté : quel choix insultant pour Dieu !

Or, ce mépris est d'autant plus insultant que je préfère à Dieu quelque chose de plus mesquin. Quand je pèche véniellement je mets en ligne de compte la bonté infinie de Dieu et une petite chose de rien du tout : une petite vanité, une petite gourmandise, une petite satisfaction du cœur ou des sens ; mais je veux tout cela plutôt que de plaire au Bon Dieu.

2. provocation contre la sagesse et la puissance de Dieu.

Qu'est-ce qu'on penserait d'un gouvernement qui dirait : "Vu les circonstances, on ne s'occupera plus désormais que des choses importantes ; ainsi on n'arrêtera plus les citoyens pour des vols en bas de vingt-cinq dollars !" On trouverait une telle loi stupide. N'est-ce pas aussi ridicule de s'imaginer que Dieu ne punira pas les petites fautes ?

Au contraire, le Dieu de justice a voulu nous montrer, par de nombreux exemples dans la sainte Écriture, comment Il punit le péché véniel : ainsi la punition de la femme de Loth pour une simple désobéissance, un regard de curiosité.

Dieu avait envoyé un ange l'avertir, elle et sa famille, de fuir la ville condamnée : "Sauve-toi, dit l'ange, si tu veux garder la vie. Ne regarde pas en arrière, ne t'arrête nulle part dans la plaine ; fuis vers la montagne, sinon tu périras." Après cet avertissement, Dieu anéantit ces villes "et toute la plaine ainsi que tous les habitants des villes et la végétation du sol. La femme de Loth, qui avait regardé en arrière, devint une colonne de sel." (Gen.19, 17-26)1

Autres exemples. – Le saint roi David, à force de victoires, avait fini par se tailler un beau royaume ; content de lui-même, il voulut connaître le chiffre exact de sa population. Il demanda aux chefs militaires de faire un recensement. Malgré l'opposition prudente de Joad, l'ordre du roi l'emporta.

Mais après ce dénombrement du peuple, David eut des remords. Il dit au Seigneur : "J'ai grandement péché en faisant cela. Maintenant, Seigneur, effacez, je vous prie, la faute de votre serviteur, car j'ai agi comme un insensé." (II Sam. 24, 10) Alors Dieu lui envoya le prophète Gad qui lui dit au nom du Seigneur : "Je te propose trois choses. Choisis l'une d'elles et je te l'infligerai… Veux-tu que s'abattent sur ton pays sept années de famine ; ou bien que tu fuis pendant trois mois devant les ennemis qui s'acharneront contre toi ; ou bien que la peste sévisse dans ton pays trois jours durant. Réfléchis donc et avise à la réponse que je dois faire à celui qui m'a envoyé." David répondit à Gad : "Je suis dans une pénible angoisse. Tombons plutôt dans les mains du Seigneur…" Et David choisit la peste. Et le Seigneur envoya la peste. Il mourut depuis Dan jusqu'à Bersabée, soixante-dix mille hommes. (II Sam. 11-15) – Et tout cela pour une faute vénielle d'entêtement et de vanité ! Cette punition montre combien Dieu déteste une faute vénielle, surtout quand elle vient de quelqu'un qu'Il aime, comme David.

Et voici un autre exemple pris, celui-là, dans le Nouveau Testament (Actes des apôtres, 5). C'est la punition d'Ananie et de Saphire frappés de mort pour un simple mensonge.

Sans doute de telles interventions de la justice divine sont plutôt rares ici-bas ; car si Dieu punissait ainsi chaque faute vénielle, il n'y aurait plus personne sur terre ! N'oublions pas que la justice divine sait atteindre le coupable non seulement en enfer mais au purgatoire. Malheureusement, le pécheur n'y gagne pas à attendre au purgatoire pour la punition de ses petits péchés…!

3. MENSONGE à l'amour de Dieu.

On prétend aimer le bon Dieu, mais on ne se gêne pas pour le gifler. Si je reçois un soufflet de quelqu'un qui est mon ennemi, je n'en suis pas surpris, mais si ce soufflet me vient de quelqu'un qui se dit mon ami, cela me révolte et me fait d'autant plus de peine que l'amitié entre nous était plus grande. On comprend que devant une telle attitude Dieu soit écœuré (Apoc. 3,15).

On cherche à s'excuser sous prétexte qu'on n'a pas songé à toutes ces offenses contre les attributs divins… Mais notre cœur, lui, comment l'excuser de son ingratitude envers la Bonté infinie de Dieu qui nous a tout donné par la Création et tout redonné par la Rédemption !

Le péché est un vol et un vol d'autant plus outrageant, que je me sers précisément des cadeaux que j'ai reçus, pour les tourner contre mon Bienfaiteur.

Dieu m'a donné l'intelligence pour connaître la vérité et je m'en sers pour le mensonge ; le Bon Dieu m'a donné des sens pour jouir éperdument dans son Ciel, et je m'en sers pour travailler contre Lui.

Ingratitude d'autant plus révoltante que Dieu m'avait en quelque sorte préféré à son propre Fils, immolé à ma place au Calvaire. Le Calvaire ? Mot qui, à lui seul, dénonce toute la malice du péché ; pour nous en délivrer, les neuf cents années de souffrances d'Adam n'ont pas suffi, pas plus que les sanglantes hécatombes de l'Ancienne Loi ! Car si le péché se lave dans le sang, cette offense contre l'Infini exige du sang divin et le Fils de Dieu dut répandre le sien sur la croix.

Ah ! Jésus, si j'avais moins péché, Vous auriez moins souffert. Pardon !

Malice du péché véniel contre le pécheur

Léger en soi, le péché véniel est terrible dans ses conséquences, puisqu'il aboutit… à l'enfer. Cette affirmation étonne ?

L'âme tiède, celle qui commet sans s'en occuper le péché véniel, que peut-elle répondre au petit raisonnement suivant : le péché mortel conduit à l'enfer ; or le péché véniel délibéré conduit au péché mortel ; donc finalement il prépare l'enfer !

pourquoi le péché véniel
risque-t-il d'aboutir au péché mortel ?


1. Dieu retire ses grâces.

L'âme tiède peut s'appliquer les reproches que faisait Dieu au Chef de l'Église d'Éphèse : J'ai contre toi que tu as perdu ta ferveur première… Repens-toi… sinon, j'ôterai ton flambeau de sa place (Apoc. 2, 4-5), c'est-à-dire : tu n'auras plus ces lumières de choix que je t'avais réservées.

C'est la triste histoire de Saül où la déchéance a commencé par une petite désobéissance et qui finit par le suicide et Dieu passa le flambeau à David ; comme plus tard, l'apôtre Mathias hérita des grâces offertes à Judas et devint un grand apôtre.

Regardez Judas. Il n'a pas toujours été méchant. Il n'a pas commencé par le péché mortel. Oh ! Non ; pas du tout ! Lorsque Notre-Seigneur fixa ses yeux sur la foule qui l'environnait pour y choisir ses douze apôtres, à ce moment-là, Judas méritait la faveur de devenir l'un des privilégiés du Maître. C'est qu'alors il était bon, bien disposé, parfaitement dévoué. Si bien qu'à ce moment si on lui avait dit : "Judas ! Un jour tu trahiras ton Maître, toi son apôtre, son homme de confiance ! Non seulement tu le trahiras, mais tu le vendras pour trente deniers, et tu te pendras de désespoir ". Si on lui avait parlé ainsi, au matin de sa belle vocation, il eut été insulté, avec raison ; il aurait bondi d'indignation ; et cependant tous ces crimes devaient arriver.

Non, Judas n'a pas commencé par le péché mortel. C'est le péché véniel délibéré, le péché véniel répété qui l'a conduit à la trahison. Judas avait suivi Notre-Seigneur, s'imaginant que "ça allait le payer". Mais quand il s'est aperçu que "ça ne payait pas" mais qu'au contraire, Jésus ne parlait que de pauvreté, Judas s'est dit : "Je vais me compenser". Alors il a commencé par voler de petites sommes, puis il augmentait toujours. C'est ainsi que lorsque Marie de Béthanie répandit son parfum sur la tête du Maître, cette prodigalité avait rendu Judas furieux (Jn. 12,1-6) : trois cents deniers de perdus pour lui ! Alors il décida de rompre avec ce Jésus qui béatifiait la pauvreté et de poser un acte qui aurait une répercussion définitive et l'éloignerait à jamais d'un groupe maintenant détesté. C'est comme cela qu'il a dû raisonner. Ce n'est pas évidemment pour la bagatelle de trente deniers qu'il a vendu son Maître. Il croyait que son Maître s'en tirerait comme les autres fois ; et quand on lui a offert trente deniers, il s'est dit : "autant avoir cela que rien !" Mais quand il s'aperçoit, trop tard, que réellement il avait contribué à la mort de son Maître et qu'à jamais il passerait devant tout le monde pour un traître, alors, rongé par le dépit, l'humiliation et désespéré du pardon de Dieu, il sombra dans le suicide.

2. à mesure que Dieu se retire, le diable s'installe.

Comprenons la psychologie diabolique : le diable est trop fin pour offrir, à une âme délicate, le péché mortel dans toute sa laideur. Il l'y conduira, mais à l'insu de cette âme, en développant chez elle, par le péché véniel répété, une tendance irrésistible au mal. Le démon sait très bien qu'une faute trop claire, pourrait donner l'éveil au pécheur, le secouer dans sa léthargie ; alors il fait en sorte que le pécheur évite tout acte trop compromettant. Il faut que la bâtisse croule, mais le démon ne donne pas de coups de hache dans les colonnes ; il préfère le travail sournois des tarets, des termites ou autres insectes rongeurs qui tranquillement pourrissent les poutres ; extérieurement rien n'y paraît, ("c'est un bon chrétien !") mais un jour, il suffit d'une petite secousse pour que tout casse et tout croule dans la boue !

Ainsi le démon prépare, amène au péché mortel délibéré, complet, en multipliant des péchés d'omission plus ou moins coupables. Il conduit au péché certain, en multipliant des péchés mortels douteux, qui créent une tendance dans la chair. Notons que dans la pratique, la différence entre le péché mortel et le péché véniel n'est pas toujours très claire. Ainsi pour certains touchers, certains petits vols, il y a là une zone incertaine et le démon en profite pour que l'âme tiède prenne l'habitude de risquer avec le mal, jusqu'à ce qu'un jour, elle ne puisse s'en passer.

On s'étonne, on se scandalise, que Dieu puisse damner un pécheur pour un seul péché mortel et pourtant c'est justice, car cet unique péché mortel est presque toujours l'aboutissement de nombreuses lâchetés vénielles pleinement délibérées. Dans la vie surnaturelle, il n'y a pas de mort subite et si j'accumule donc des blessures vénielles, je dois me dire qu'un jour elles causeront la mort. Dieu m'en garde ! ■

Père V. Colozza, s.j.

1 Il y en a qui se gaussent (se moquent) de cette femme changée en statue de sel. Pourtant, rien de si extraordinaire. N'avons-nous pas appris qu'à Pompéi, des chiens et autres animaux ont été changés ainsi en statue de sel à la suite de l'éruption du Vésuve ? La lave brûlante, en se refroidissant, les avait pétrifiés en statue de sel.
**********************
Vous avez aimé cet enseignement? Vous aimerez assurément les autres qui se trouvent sur le site officiel de la
Revue En Route. Partagez cet article et visitez-nous au www.revueenroute.jeminforme.org.