De hoc mundo ( 30 octobre 2022)

DE HOC MUNDO

Mgr Vigano, le 30 octobre 2022

La « sécularisation » de l’autorité comme prémisse à la liberté religieuse et au dialogue œcuménique théorisé par Vatican II

Regnum meum non est de hoc mundo. Jo 18, 36

I. Avant-propos

La blessure infligée par le Concile Vatican II au corps de l’Église et – par conséquent – à l’ensemble de la société est loin d’être guérie après soixante ans, et elle suppure en fait avec des dommages très graves sous les yeux de tous. Les tons enthousiastes et autocélébrants avec lesquels le Sanhédrin bergoglien loue le Concile ne peuvent effacer la ruine qu’il a apportée à l’Église et aux âmes.

Dans mon précédent commentaire sur l’autoréférence de l' »église conciliaire » (ici), j’ai souligné certains aspects cruciaux de cette crise d’identité, auxquels j’ai récemment ajouté un élément que je considère fondamental pour comprendre la nature subversive du Concile : je me réfère à la lettre que Benoît XVI a envoyée au recteur de l’Université franciscaine de Steubenville (ici) le 7 octobre. J’ai voulu traiter ce sujet plus en détail : l’examen du texte de Ratzinger est indispensable pour identifier les prémisses idéologiques et la mise en œuvre pratique de la révolution inaugurée par Vatican II sur le front doctrinal, moral, liturgique et disciplinaire de l’Église catholique.

II. La révolution permanente


C’est à dessein que j’ai utilisé l’expression « révolution inaugurée par Vatican II », car il me semble désormais évident que les excès intolérables auxquels se livre Jorge Mario Bergoglio depuis près de dix ans ne sont rien d’autre que l’application cohérente dans le domaine ecclésial du principe de la révolution permanente théorisé dans le domaine social par Marx, Engels et Trockij. L’idée de « révolution permanente » découle de la prise de conscience par les idéologues du bolchevisme que le prolétariat n’était pas si enthousiaste à l’égard des méthodes communistes et que, pour que la lutte des classes s’étende au monde entier, elle devait être forcée par l’autorité et rendue irréversible : car c’est seulement dans la Révolution que s’accomplit l’χάος qui pousse à l’action subversive contre l’ordre social.

L’église bergoglienne a procédé de la même manière : la révolution conciliaire n’ayant pas été accueillie avec enthousiasme par le « prolétariat catholique », le Comité central de Santa Marta a eu recours à ce que Lénine appelait la « transcendance de la révolution », étendant la mentalité de Vatican II jusque dans les sphères doctrinales auxquelles aucun de ses partisans n’aurait osé mettre la main au départ.

D’où le Synode de la Synodalité, c’est-à-dire la mise en place d’une sorte de » Conseil permanent « , ou plutôt d' » aggiornamento permanent » (ici), qui promouvrait de prétendues revendications populaires – le pendant ecclésial du » prolétariat » – telles que le diaconat féminin et l' » inclusion radicale » des divorcés, des concubins, des polygames, des couples homosexuels avec enfants adoptés et des membres du mouvement LGBTQ (ici). On notera que ces demandes, toutes totalement inadmissibles d’un point de vue doctrinal et moral fidèle au Magistère, ne constituent pas une image spontanée et véridique de ce que le clergé et les fidèles demandent à l’autorité suprême de l’Église, mais la fiction frauduleuse de la propagande bergoglienne, qui est allée jusqu’à recourir à des falsifications pures et simples imposées d’autorité par Bergoglio, dans la lignée des manœuvres déjà tentées lors du précédent Synode sur la famille qui a donné naissance au monstrum hérétique appelé Amoris lætitia.

Et dans ce cas aussi, on mystifie la réalité pour l’adapter de force à sa propre pensée dystopique, à l’idée présomptueuse d’avoir une meilleure solution que celle que la sagesse millénaire de l’Église ou la volonté de son Fondateur a voulu apporter. Nous sommes à la manipulation de masse appliquée dans le domaine ecclésiastique, aux techniques des pires régimes totalitaires actuels adoptées tant par l’élite mondialiste avec la farce pandémique et la transition écologique, que par la secte bergoglienne alliée et soutenant l’Agenda 2030 de la Fondation Rockefeller.

III. La synthèse de Ratzinger sur le peuple de Dieu et le corps mystique


La Lettre du 7 octobre développe ce que Benoît XVI avait déjà énoncé dans son discours devant le Parlement fédéral allemand le 22 septembre 2011 (ici). La première formulation de la critique de l’augustinisme médiéval[1] est cependant la dissertation Peuple et Maison de Dieu dans la doctrine augustinienne de l’Église, prononcée à Paris en 1954 à l’occasion du Congrès augustinien (ici).

Rappelant une idée développée par l’école de Harnack[2], Ratzinger affirme :

« les deux Civitates n’indiquaient pas une quelconque personne morale, mais plutôt la représentation des deux forces fondamentales de la croyance et de l’incrédulité dans l’histoire. […] La Civitas Dei n’est pas simplement identique à l’institution de l’Église. En ce sens, l’Augustin médiéval a commis une erreur fatale, qui aujourd’hui, heureusement, a été définitivement surmontée« .

Le sujet traité dans la thèse et brièvement abordé dans la lettre est celui de la doctrine ecclésiologique du Corps mystique, qui, selon l’auteur, a pris fin avec l’encyclique Mystici Corporis de Pie XII. À la fin des années 1950 et avec la maladie du Pontife, la cupiditas rerum novarum[3] des théologiens progressistes refit surface, pour qui la dimension surnaturelle de l’Église était trop spirituelle et devait donc être remplacée par la locution augustinienne plus séduisante de » peuple de Dieu « , facilement interprétée à la fois dans une clé œcuménique pour son inclusion du peuple juif de l’Ancienne Loi, et dans une clé démocratique pour les possibles développements sociologiques et politiques. Cette approche idéologique révèle évidemment le fond moderniste, parfaitement cohérent avec la pensée de Harnack et de son élève.

Il n’échappera à personne que ce thème du jeune Ratzinger, âgé de 25 ans, sera également abordé lors du Concile. Il n’est donc pas étonnant que le Pape émériterappelle des thèmes qui ont été déterminants dans sa formation théologique et sa carrière ecclésiastique et qui sont mis en pratique par son Successeur.

L’approche philosophique de Joseph Ratzinger est essentiellement hégélienne, donc imprégnée d' »idéalisme absolu »[4], suivant le schéma « thèse-antithèse-synthèse ». Dans ce cas, entre la thèse catholique du Corps mystique et l’antithèse progressiste du Peuple de Dieu, Vatican II et le Concile post-Vatican auraient fini par accepter la synthèse théorisée précisément dans la thèse de 1954 : « l’Église est le Peuple de Dieu existant comme Corps du Christ », dans lequel le Christ se donne aux fidèles comme Corps et les transforme en son propre Corps.

Une thèse audacieuse qui, à y regarder de plus près, risque de confondre la différence substantielle entre le Corps du Christ réellement présent dans son intégralité dans les Espèces eucharistiques et le Corps du Christ réalisé mystiquement par l’union des membres vivants de l’Église avec son chef divin. Cette confusion aurait alors permis à pas mal de théologiens progressistes ou carrément hérétiques de faire un clin d’œil aux protestants avec la formulation imprécise de « Corps du Christ ». Cela aurait également donné à François l’occasion de s’approprier les audacieuses métaphores paupéristes-eucharistiques de Raniero Cantalamessa, qui définit les pauvres comme le « véritable Corps du Christ », dont la « présence réelle » se réaliserait parmi ceux qui, en les accueillant, l’accueillent.

IV. Civitas Dei et civitas diaboli

Le problème qui se pose est complexe et articulé : il comporte deux aspects, l’un ad intra, relatif à ce qu’est et veut être l' »église conciliaire » ; l’autre ad extra, relatif à son rôle dans le monde et à ses relations avec les autres religions. L’aspect ad intra touche à la nature de l’institution, cherchant à la déconstruire dans une clé démocratique et synodale sous le faux prétexte d’une redécouverte d’une « dimension spirituelle plus large » au détriment du dogme ; l’aspect ad extra implique une approche « œcuménique » du monde, le dialogue avec les sectes et les fausses religions, le renoncement à l’évangélisation des peuples et son remplacement par un message écologique et philanthropique sans dogme et sans morale.

L’erreur de l' »Augustin médiéval », selon l’émérite, consiste à avoir voulu identifier la Civitas Dei avec l’Église visible, alors qu’il est évident que cette dernière sert de modèle à la Christianitas, c’est-à-dire à cette société transnationale dans laquelle les lois et les ordonnances réalisent les vœux du psalmiste : Beatus populus, cujus Dominus Deus ejus(Ps 143,15).

La doctrine nous enseigne que, précisément en raison de sa dimension terrestre, l’Église militante est à la fois sainte comme la Jérusalem céleste et pécheresse dans ses membres, infaillible dans son Magistère et faillible dans ses ministres. Il n’est pas vrai non plus que saint Augustin ou ses commentateurs médiévaux aient désigné l’État comme la civitas diaboli ; au contraire, ils ont reconnu son rôle providentiel dans l’économie du salut et la nécessité pour l’autorité civile de se conformer non seulement à la loi naturelle, mais aussi au Magistère catholique.

S’il existe une civitas diaboli reconnaissable à sa méchanceté ontologique, elle doit être identifiée dans le Nouvel Ordre Mondial et toutes ces organisations également transnationales qui travaillent à l’établissement de la synarchie mondialiste. La secte bergoglienne ne fait pas exception et ce n’est pas un hasard si elle est l’alliée et le soutien de ces subversifs criminels.

V. La critique de l’augustinisme médiéval par Ratzinger

Une autre erreur théologique très grave qui altère la véritable nature de l’Église réside dans les fondements essentiellement sécularistes de l’ecclésiologie du Concile, qui cherche à adapter la réalité objective à son schéma idéologique en constante évolution.

J’utilise le terme « séculariste » parce qu’il me semble clair que cette vision est totalement dépourvue d’un regard surnaturel : ce regard global qui sait voir les réalités terrestres sub specie æternitatis non pas par simple spéculation intellectuelle, mais parce qu’il est animé par les Vertus théologales. Dans les vaticinations de ces intellectuels, un manque de passion, de viscères, de sang, émerge inconsolablement : tout est théorique, tout est constitué pour annuler aseptiquement la Rédemption et effacer l’ordo christianus, en s’appropriant des méthodes orwelliennes d’annulation de la culture.

Cette erreur, insinuée dans les textes de Vatican II et en particulier dans Dignitatis humanæ pour la liberté religieuse et dans Nostra ætate pour les relations avec les religions non chrétiennes et le judaïsme, place l' »église conciliaire » en discontinuité délibérée avec l’Église catholique, « pour la première fois », selon les mots de Benoît XVI. Qui déclare :

« Il s’agissait de la liberté de choisir et de pratiquer une religion, ainsi que de la liberté d’en changer, en tant que droits humains fondamentaux de la liberté. C’est précisément en raison de ses raisons profondes qu’une telle conception ne pouvait être étrangère à la foi chrétienne, qui était entrée dans le monde en affirmant que l’État ne pouvait décider de la vérité et ne pouvait exiger aucun type de culte. La foi chrétienne revendiquait la liberté de la conviction religieuse et de sa pratique dans le culte, sans pour autant violer le droit de l’État dans son propre ordre : les chrétiens priaient pour l’empereur, mais ne l’adoraient pas. De ce point de vue, on peut dire que le christianisme, avec sa naissance, a introduit dans le monde le principe de la liberté de religion »[5].

Le malentendu se fonde sur le double sens attribué à l’expression « liberté de religion » : au sens catholique, elle indique la liberté du baptisé de professer la vraie Foi publiquement et sans entrave de la part de l’État ; au sens moderniste, elle se réfère à la liberté abstraite de tout croyant de se voir reconnaître les mêmes droits et libertés par l’État.

Un autre malentendu surgit lorsqu’on considère indifféremment l’État qui reconnaît des droits et des privilèges particuliers à l’Église, par opposition à l’État qui professe une fausse religion ou se déclare « laïque » et interdit la profession de la vraie Religion ou l’assimile à un culte quelconque. L’Église a toujours cherché, au cours des siècles, à équilibrer prudemment ses droits avec les diverses situations des nations où le catholicisme n’était pas toléré ou était persécuté : inciter les dirigeants anticatholiques à persécuter leurs propres fidèles serait un acte téméraire ou imprudent. Néanmoins, le fait que l’Église puisse demander la tolérance pour elle-même et ses fidèles dans des situations de minorité numérique n’implique pas que des droits égaux s’appliquent à d’autres situations dans lesquelles l’Église voit son rôle institutionnel reconnu par un État qui se déclare officiellement catholique.

Et pourtant, au nom de la « liberté de religion » théorisée par Vatican II, c’est la hiérarchie elle-même qui a exigé que des nations comme l’Espagne ou l’Italie renoncent à reconnaître l’Église comme religion d’État, en modifiant les concordats et en abrogeant les privilèges que des siècles de catholicisme avaient reconnus au niveau juridique. Dans cette perspective, il est donc impropre de dire que « le christianisme, avec sa naissance, a apporté au monde le principe de la liberté de religion » ; en effet, en raison de cette diversité, il a dû faire face à la persécution et au martyre de ses fidèles. Les premiers chrétiens ne demandaient pas d’admettre la Sainte Trinité au Panthéon, mais d’être laissés libres de professer leur monothéisme qui étonnait tant les Romains. Et cette « liberté de religion », ils l’ont revendiquée pour eux-mêmes, mais certainement pas pour les païens, qu’ils ont essayé (avec succès) de convertir à la vraie foi.

Nous semblons oublier que l’Église est détentrice de droits qui découlent directement de Dieu,
et qu’il appartient à l’État de les reconnaître et de les protéger, non pas pour une question purement quantitative, mais parce que la religion catholique est objectivement vraie et socialement indispensable à la poursuite du bien commun. À cet égard, il convient de citer Léon XIII :

« S’il existe un remède aux maux du monde, ce ne peut être qu’un retour à la vie et aux coutumes chrétiennes. C’est un principe solennel, que pour réformer une société en décadence, il faut la ramener aux principes qui lui ont donné son être, la perfection de toute société se trouve dans l’effort pour arriver à son but : de sorte que le principe générateur des motions et des actions sociales est le même que celui qui a engendré l’association. Ainsi, s’écarter du but primitif est une corruption ; y revenir est un salut » [6].

Le fait que l’État puisse refuser de reconnaître ces droits est accessoire, et l’Église peut aussi décider de ne pas s’imposer ; mais il ne lui appartient pas de revendiquer des droits pour ceux qui sèment l’erreur, dans le seul but de s’acoquiner avec eux ou de faire preuve d’un zèle œcuménique totalement étranger à sa mission.

VI. La falsification de la réalité pour rendre vraie une idée fausse.

À y regarder de plus près, la pensée traditionnelle est beaucoup plus attentive au rôle des personnes occupant des positions institutionnelles – papes, rois, prélats et gouvernants, fidèles et sujets – qu’au concept abstrait de l’institution. Parce que le Seigneur est mort pour sauver nos âmes, et non des entités juridiques ; et parce que l’Église a la tâche de convertir tous les hommes, y compris les dirigeants des nations, afin que le rôle qu’ils jouent soit également vivifié par la Grâce et puisse contribuer au plus grand bien des personnes qu’ils gouvernent.

Cet « Augustin médiéval » fictif ne s’est pas trompé, ni dans la mise en évidence du paradigme surnaturel auquel doivent se conformer les autorités terrestres, tant spirituelles que temporelles, ni dans la théorisation de la subordination du pouvoir civil au pouvoir religieux, tous deux soumis à celui de Dieu.

L’erreur fatale a plutôt été commise sur le front hautement idéologisé du néo-modernisme ecclésiastique et du progressisme politique, dont les adeptes cherchent à attribuer sans fondement à l’augustinisme politique une formulation doctrinale qui, selon eux, ne correspond pas au message des premiers siècles. Saint Augustin n’a jamais prétendu que l’autorité de l’État était en quelque sorte détachée de la vraie religion. Au contraire, l’évêque d’Hippone affirme :

» Nous [considérons les empereurs chrétiens] heureux s’ils exercent le pouvoir avec justice, si, au milieu des louanges des flatteurs et des courbettes serviles des courtisans, ils ne deviennent pas superbes, et s’ils se souviennent qu’ils sont des hommes ; s’ils mettent le pouvoir au service de la majesté de Dieu pour étendre son culte « ; s’ils craignent, aiment et honorent Dieu ; s’ils aiment davantage son royaume dans lequel ils ne craignent pas de rivaux ; s’ils sont réfléchis dans l’application des châtiments et enclins à l’indulgence ; s’ils n’utilisent les châtiments que pour les besoins de l’administration et de la défense de l’État et non pour défouler les haines des rivaux. s’ils usent de l’indulgence non pas pour laisser impunie la violation de la loi, mais dans l’espoir d’une correction ; s’ils compensent une décision sévère qu’ils sont souvent obligés de prendre par la douceur de la compassion et de la munificence ; si la luxure est d’autant plus contenue chez eux qu’elle a plus de chance de ne pas être contrôlée. s’ils préfèrent dominer les vilaines passions plus que bien des peuples, et s’ils se conduisent ainsi non par le désir d’une vaine gloire, mais pour le bonheur éternel ; s’ils ne négligent pas d’offrir au vrai Dieu le sacrifice de l’humilité, de la clémence et de la prière pour leurs péchés. Des empereurs chrétiens ayant de telles dotations, nous affirmons qu’ils sont heureux en attendant dans l’espérance, et qu’ils le seront en fait, lorsque l’objet de notre attente se réalisera » [7].

En effet, il n’est pas possible qu’une société composée de personnes qui ont individuellement le devoir moral de reconnaître la Révélation divine et d’obéir aux commandements de Dieu et à l’autorité de l’Église se dérobe à ce même devoir. De même, il n’est pas vrai que la présence d’autres religions, numériquement importantes indépendamment de l’aberration des doctrines qu’elles enseignent, puisse légitimer une attitude de reconnaissance résignée de la marginalisation de l’unique vraie Religion, surtout lorsque cette perte de consensus et de soutien de la part de l’État et de la société est principalement due à l’abdication de la Hiérarchie catholique sur la base des déviations conciliaires.

VII. Le caractère sacré de l’autorité contre les dérives totalitaires


La formulation de saint Augustin – qui n’est pas épuisée dans De Civitate Dei mais trouve d’amples éclaircissements orthodoxes dans l’ensemble de ses écrits – doit être lue en cohérence avec l’Écriture Sainte et le Magistère catholique, héritiers par ailleurs de la vision vicaire de l’autorité civile propre au peuple d’Israël lui-même, dont les rois étaient des représentants de l’autorité de Dieu, tout comme les monarques chrétiens, à partir de Byzance.

La sacralisation de l’autorité civile, héritée de la civilisation gréco-romaine, était si profondément enracinée dans le monde chrétien qu’elle a également pris des connotations cérémonielles propres à l’ordre sacré : pensez à l’onction de chrême, ou aux robes liturgiques de l’empereur d’Orient et des tsars de Russie, au rituel du couronnement du Saint Empereur romain et aux fonctions prélatiques du doge de Venise. Mais même dans l’Italie des communes, ostensiblement présentée comme plus « laïque » que les monarchies, le concept de respublica bien ordonnée a été développé au Moyen Âge en cohérence avec la foi et illustré par Ambrogio Lorenzetti dans les fresques de l’Allégorie du bon gouvernement du Palazzo Pubblico de Sienne.

Séparer artificiellement l’harmonie et la complémentarité hiérarchique entre l’autorité spirituelle et l’autorité temporelle était une opération misérable qui créait les prémisses, chaque fois qu’elles se réalisaient, de la tyrannie ou de l’anarchie. La raison en est évidente : le Christ est le roi de l’Église et des nations, car toute autorité vient de Dieu (Rm 13,1). Nier que les gouvernants ont le devoir de se soumettre à la Seigneurie du Christ est une erreur très grave, car sans la Loi morale, l’État peut imposer sa propre volonté indépendamment de la volonté de Dieu, subvertissant ainsi le κόσμος divin de la Civitas Dei pour le remplacer par le χάος arbitraire et infernal de la civitas diaboli.

Et nous comprenons ici comment l’une et l’autre civitas constituent un modèle à atteindre et non une réalité mise en œuvre, sans « spiritualisations » abstruses ou « réalismes » grossiers. Nous comprenons également comment, derrière ces spéculations purement intellectuelles, se cache cette approche idéaliste de la matrice hégélienne, qui découle du désir de créer une réalité fictive à opposer à celle voulue par Dieu, ou plutôt d’imposer une alternative prométhéenne à la Passion du Sauveur, qui scandalise précisément à cause de la Croix rédemptrice et du fait que, dans l’économie de la Rédemption, la croix est un trône royal : regnavit a ligno Deus. Croire que le monde peut être non-chrétien et se passer de Dieu en se survivant lui-même est une chimère infernale et blasphématoire.

VIII. La sécularisation de l’autorité ecclésiastique

En revanche, ceux qui voulaient donner un vernis théologique à la laïcité de l’État, conséquence nécessaire de la « liberté de religion » théorisée pour les individus, devaient nécessairement nier les prémisses doctrinales de l’Écriture, des Pères et du Magistère, en faisant appel à une prétendue corruption du véritable message chrétien par les penseurs médiévaux. Comme on le voit, la déviation doctrinale esttoujours basée sur le mensonge, la falsification historique et l’ignorance des interlocuteurs auxquels on veut imposer ses erreurs.

Les conséquences sont dévastatrices et visibles pour tous : si une societas perfecta n’est pas obligée de reconnaître le Seigneur comme son Souverain, cela doit nécessairement s’appliquer aussi à l’Église terrestre, dont la Hiérarchie peut alors décider d’exercer son autorité simplement pour conserver le pouvoir et non dans les limites bien définies établies par son divin Fondateur. Ce n’est pas une coïncidence si l’après-Concile s’est donné beaucoup de mal pour effacer la doctrine de la royauté du Christ, allant jusqu’à altérer les textes liturgiques de la fête instituée par Pie XI en 1925 avec l’encyclique Quas primas.

Ratzinger parle de « mon ecclésiologie« , en affirmant que l’Église ne peut pas s’appeler Civitas Dei, et qu’elle ne peut pas non plus prétendre considérer comme toujours pertinente la doctrine que Pie XII a définie dans l’encyclique Mystici Corporis de 1943. L’émérite écrit : « Mais la spiritualisation complète du concept de l’Église manque le réalisme de la foi et de ses institutions dans le monde. Ainsi, à Vatican II, la question de l’Église dans le monde est finalement devenue le véritable « problème central ». Tellement central, qu’il a changé la doctrine catholique pour apparaître à la page, dialoguant, inclusif, philanthropique. Mais c’est précisément la perte de son propre rôle de Domina gentium qui a conduit l' »église conciliaire » à une position de renoncement, de marginalité et d’insignifiance sociale : c’est le pretium sanguinis dont elle s’est souillée en trahissant le mandat du Christ et en se laissant polluer par les idées du monde. Et si l’Église jusqu’à Pie XII avait pour modèle la Civitas Dei et se considérait comme le Corps mystique du Christ, même dans la faiblesse de ses membres, il semble que ces dernières décennies, le modèle inspiré par les partisans de Vatican II soit plutôt celui de la civitas diaboli, à en juger par le soutien que le Saint-Siège apporte à l’idéologie mondialiste, aux délires néo-malthusiens de l’économie verte, au transhumanisme et à tout le répertoire du genre et des LGBTQ.

30 octobre 2022

Domini Nostri Jesu Christi Regis

SE Mgr Carlo Vigano

[1] L’augustinisme médiéval désigne le développement de la pensée augustinienne, en particulier celle relative aux implications politiques et sociales de la doctrine sur la Civitas Dei et la civitas diaboli, qui, selon les novateurs, déformait la pensée originelle de saint Augustin, exaspérant par exemple sa vision théocratique du pouvoir, tant civil qu’ecclésiastique. Il va sans dire que cette critique est spécieuse et fondée sur des falsifications historiques réelles : l’idée que tout pouvoir provient de Dieu était déjà très claire pour l’évêque d’Hippone et son explication dans l’augustinisme politique médiéval est parfaitement conforme à la Tradition.

[2] Adolf von Harnack (1851-1930), théologien protestant allemand et historien des religions. Les caractéristiques fondamentales de la théologie de Harnack étaient sa revendication d’une liberté absolue dans l’étude de l’histoire de l’Église et du Nouveau Testament, sa méfiance à l’égard de la théologie spéculative, qu’elle soit orthodoxe ou libérale, et son intérêt pour un christianisme pratique qui imprègne le mode de vie et ne se réduit pas à un simple système théologique. Harnack a rejeté l’historicité de l’Évangile de Jean (jugé trop emphatique sur la divinité de Notre Seigneur), lui préférant les Évangiles synoptiques. Il a également rejeté la possibilité des miracles. Sa religiosité critique de la tradition est imprégnée de nombreux idéaux sociaux, comme l’expose l’un de ses essais de 1907. Pour Harnack, la mission d’un chrétien dans le siècle est avant tout le service à la communauté. Les influences de l’idéalisme hégélien ne peuvent être négligées : la construction d’une théorie abstraite sur la base des principes modernistes doit nier a priori la divinité du Christ, les miracles, les prophéties et tout ce qui ne confirme pas sa thèse. Cela invalide toute recherche scientifique, philosophique et théologique sérieuse, la réduisant à de la propagande.

[3] Salluste, Bellum Catilinæ, 48 Rerum novarum cupiditas Catilinæ animum incendebat. Catiline brûle du désir de révolution [littéralement : de l’envie de nouveauté].

[L’idéalisme hégélien marque l’abandon de la logique aristotélicienne (dite logique de non-contradiction), au profit d’une nouvelle logique dite substantielle. L’être n’est plus statiquement opposé au non-être, mais il est amené à coïncider avec ce dernier en passant dans le devenir. L’idéalisme hégélien, qui résout toutes les contradictions de la réalité dans la Raison absolue, aura une issue immanentiste, reconnaissant en lui-même, et non plus dans un principe transcendant, le but et la finalité de la philosophie.

[5] Joseph Ratzinger, Opera omnia, volume VII/1, Gli insegnamenti del Concilio Vaticano II, Libreria Editrice Vaticana, 2016, Préface (Castel Gandolfo, 2 août 2012).

[6] Rerum novarum, 22

[7] De Civitate Dei, V, 24.