AveMaria44
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Oportet illum regnare

La dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, à laquelle est consacré tout le mois de juin, comporte des significations socio-politiques indéniables qui, quels que soient les efforts déployés pour les condamner à l'oubli au cours du dernier demi-siècle, font partie de manière indélébile de l'histoire de ce culte et sont enracinées en lui.
Le culte du Sacré-Cœur est un culte d'adoration du Seigneur Jésus avec un accent particulier sur sa sainte et véritable humanité, d'où l'hostilité que lui ont opposée les jansénistes au XVIIIe siècle, le considérant comme peu "spirituel" et même idolâtre.
Dans ce choc entre l'Église et l'hérésie janséniste, le culte au Sacré-Cœur, qu'il soit promu ou rejeté, montre clairement ce qui est en jeu : la transformation du christianisme en un spiritualisme désintéressé du corps, des réalités temporelles, de la vie sociale... ou la pleine conscience de la vérité de l'Incarnation avec tout ce qu'elle implique par rapport à l'incarnation de l'Évangile dans la vie concrète (familiale, économique, sociale, politique) des hommes.

La vérité catholique l'a alors emporté et, bien que difficilement, l'Église a réussi à éradiquer l'hérésie janséniste. Cette victoire est certainement aussi due à la diffusion et au succès de la dévotion au Sacré-Cœur. Aujourd'hui, on serait tenté de dire, avec un certain découragement et beaucoup d'amertume, que si ce n'est pas le vieux jansénisme, c'est certainement une "nouvelle" forme de spiritualisme du "choix religieux" qui semble avoir étouffé le catholicisme de l'intérieur.
En effet, depuis trop longtemps, le catholicisme s'est montré incapable - ou plutôt désintéressé quand il ne s'affirmait pas positivement en le déclarant impossible/indésirable - de façonner la vie réelle des hommes, de devenir culture, de devenir coutume, de devenir civilisation, de façonner l'économie, le droit et la politique aussi bien que les coutumes, les arts, les lettres et les sciences, d'imprimer sa propre forme aux familles et aux divers corps sociaux aussi bien qu'aux États.
Le choix religieux qui caractérise, de manière plus ou moins évidente, le catholicisme post-conciliaire avec le renoncement à la res publica christiana en faveur de la société libérale pluraliste et séculière, conduit inévitablement à mettre l'accent sur la dimension individuelle et psychologique de la foi jusqu'à des résultats intimistes, en oubliant de plus en plus la dimension communautaire et politique du christianisme. Cela conduit presque toujours à un processus de désincarnation du christianisme, la foi étant de plus en plus confinée à la sphère intime et psychologique des croyants. Cela conduit aux résultats actuels d'un catholicisme stérile depuis des décennies sur le plan socio-économique, juridique et politique.
Le culte du Sacré-Cœur, en revanche, va dans la direction opposée, en plaçant au centre le Cœur de chair du Christ, l'organe dans lequel le corps, l'âme et la Divinité sont "unis", c'est-à-dire en célébrant l'unité indissoluble en Jésus-Christ de l'humanité et de la Divinité, du corporel et du spirituel, de la vie biologique, de la vie affective-psychique et de la Vie Éternelle.

Le mystère de l'Incarnation est célébré dans le culte et la dévotion au Sacré-Cœur. La religion de l'Incarnation ne peut exclure rien de ce qui est humain de l'appel à la communion parfaite avec Dieu et, par conséquent, rien de ce qui est humain n'est exclu de l'œuvre d'évangélisation que tout, en effet, doit convertir au Christ. Dans la logique de l'Incarnation, il n'y a pas de place pour la sécularisation ou la laïcité. En effet, la logique de l'Incarnation apporte avec elle le désir ardent de tout consacrer à Dieu, omnia instaurare in Christo !
Dans cet esprit d'évangélisation "totale" et dans l'intention de reconquérir toute la société au Christ, la dévotion au Sacré-Cœur a été inlassablement promue depuis au moins le XVIIe siècle. Déjà répandue en Allemagne aux XIIIe et XIVe siècles, la dévotion au Sacré-Cœur trouve son centre de rayonnement en France au XVIIe siècle. Les grands apôtres de la dévotion au Sacré-Cœur furent les Jésuites, ces mêmes Jésuites qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles (jusqu'à la dissolution de 1773), menèrent des combats héroïques pour préserver et développer la societas christiana, la préservant du poison des idées "modernes", d'abord rationalistes, puis des Lumières.
Le culte du Sacré-Cœur est étroitement lié à la royauté du Christ, c'est en fait le culte du cœur charnel du Roi des rois, c'est un culte royal. Ce n'est donc pas un hasard si le Christ lui-même, le 17 juin 1689, par l'intermédiaire de sainte Marguerite-Marie Alacoque, a adressé une demande précise au roi de France, Louis XIV : consacrer la France au Sacré-Cœur et représenter le Sacré-Cœur sur toutes les bannières du royaume.
Cela aurait signifié la reconnaissance explicite de la seigneurie du Christ, contre toute idée moderne de souveraineté, et également le désaveu le plus solennel du jansénisme et du calvinisme, ainsi que de tout rationalisme et de toute illumination naissante. La France se serait solennellement déclarée sacrée pour le Christ, pour son Cœur Royal. Elle se serait proclamée Royaume du Sacré-Cœur de Jésus.

Louis XIV refuse la demande, la France n'est pas consacrée, quelques années plus tard la France deviendra le centre du rationalisme puis des Lumières philosophiques et politiques. Le 17 juin 1789, exactement cent ans plus tard, le tiers état se proclame Assemblée nationale et s'arroge le pouvoir constituant.

La France de la tradition, du Royaume Très Chrétien, la France de Clovis, de Charlemagne et de Louis IX est bouleversée par la Révolution.
Après la Révolution française, le culte du Sacré-Cœur est encore mieux compris par les catholiques comme un culte royal et antirévolutionnaire, si bien que, pas seulement en France, l'opposition aux idées "modernes" apportées par les armées révolutionnaires s'appuie sur le Sacré-Cœur.
L'effigie du Sacré-Cœur devient le signe distinctif de tous les contre-révolutionnaires, insurgés et patriotes catholiques, de la Vendée au Royaume de Naples en passant par le Tyrol (le Tyrol se consacre au Sacré-Cœur en 1796) ... et ensuite tout le monde hispanique.

Au XIXe siècle encore, la consécration au Sacré-Cœur est le signe distinctif de la "restauration" catholique, comme en France avec le vote du Parlement le 23 juillet 1873 par lequel la République française, présidée par Mac Mahon, décide de construire un temple catholique (ce sera la Basilique du Sacré-Cœur à Montmartre) dédié au Sacré-Cœur de Jésus en expiation des crimes commis par les Communards, comme en Équateur avec la consécration de la nation au Sacré-Cœur de Jésus par le président Gabriel Garcia Moreno en 1874.

L'idée catholique-conservatrice de la France représentée par le maréchal Mac Mahon fut submergée après quelques années par la montée des républicains anticléricaux, le président Garcia Moreno fut assassiné par la franc-maçonnerie en 1875. La restauration catholique sous le signe du Sacré-Cœur n'est pas gagnée même si historiquement la fin du 19ème siècle voit la prédominance des forces laïco-maçonniques un peu partout.
Au contraire, la restauration catholique est devenue encore plus articulée et "ambitieuse", ne se limitant pas au seul niveau institutionnel et législatif, mais englobant de plus en plus la sphère de la culture et de la vie socio-économique.
Tel est le grand et ambitieux projet de restauration de la societas christiana entrepris par Léon XIII avec l'impulsion du néo-thomisme, avec la Doctrine sociale, avec un nouveau protagonisme social et politique de l'Église. Le pape Léon XIII est également l'auteur de l'encyclique Annum sacrum de 1899, dédiée au Sacré-Cœur de Jésus. Il consacre toute l'humanité au Sacré-Cœur et rappelle à tous la seigneurie et la royauté universelles du Christ.

Pie XI et Pie XII ont également accordé une grande importance au culte du Sacré-Cœur et en ont fait le moyen surnaturel de restaurer la civilisation chrétienne. On comprend alors pourquoi Monseigneur Olgiati et le Père Gemelli ont voulu donner le nom du Sacré-Cœur à l'université catholique qu'ils ont fondée.
La célébration du Sacré-Cœur de Jésus a été pendant des siècles un signe d'esprit contre-révolutionnaire et d'engagement pour la restauration de la societas christiana. En ce sens, il s'agit d'un culte hautement politique. Il affirme l'impossibilité de réduire le christianisme à un "choix religieux", car la dimension publique, sociale, culturelle et politique de la foi est implicite dans la logique de l'Incarnation.
La Doctrine Sociale de l’Église, telle qu'elle a été conçue par Léon XIII, si elle présuppose philosophiquement le réalisme métaphysique de Thomas d'Aquin, se nourrit spirituellement du culte du Sacré-Cœur parce qu'elle a son sommet et son point de synthèse dans la Royauté Sociale du Christ.

Don Samuel Cecotti
Source Observatoire International du Cardinal Van Thuan