La situation de la FSSPX aujourd’hui. Fr. Louis-Marie de Blignières

La situation de la FSSPX aujourd’hui

Quelle est la situation après les mesures prises successivement par le Saint-Siège : levée des excommunications[1] ; validité des confessions[2] ; facilités pour les pouvoirs de recevoir les consentements de mariage[3] ?

Ces trois mesures canoniques sont importantes et changent en effet beaucoup de choses. D’abord, pour le bien spirituel des fidèles qui s’adressent aux prêtres de la FSSPX et qui sont assurés de la validité des sacrements de confession et de mariage ; et notamment pour le bien des époux et la paix des familles. Ensuite, pour les prêtres de la FSSPX qui ont la consolation d’avoir la certitude de cette validité sans recourir à des théories discutables (et discutées) de la suppléance en état de nécessité. Enfin, pour l’Église elle-même, où se trouve rétablie partiellement une sorte d’équité. Dans une période de l’histoire où la hiérarchie a décidé de ne plus recourir aux armes de la rigueur et où un grand nombre d’auteurs soutenant des hérésies ne subissent aucune censure, il est compréhensible (et au fond il est sain) que soient libérés des censures canoniques les fauteurs et les héritiers d’une séparation objectivement grave, mais favorisée par les circonstances dramatiques d’une crise d’une ampleur sans précédent s’étendant sur deux ou trois décennies : la suppression de la vraie catéchèse, l’abus de pouvoir de l’interdiction des rites traditionnels, la non-répression des hérésies, les condamnations injustes des prêtres fidèles à la tradition, les actes publics de certains pasteurs favorisant l’hérésie, notamment en matière de rapports avec les autres religions.

Restent cependant deux éléments importants.

Premièrement, ce qui a été fait a été fait, et aucune levée de censure ne pourra faire que les sacres du 30 juin ne représentent, selon la forte expression de Pie XII déjà citée, « une très grave atteinte à l’unité de l’Église ». C’est l’occasion de se rappeler l’adage : contra facta nequidem Deus, « Dieu même ne pourrait faire que ce qui a été fait n’ait pas été fait ». La mesure canonique de la levée des excommunications n’enlève pas la qualification morale de l’acte. « Le fait que les évêques aient été relevés de l’excommunication qui les frappait ne fait pas disparaître le délit qui avait conduit à cette sanction[4]. » La levée des excommunications n’efface pas « l’implication ecclésiologique des sacres conférés contre Rome, rupture de la tradition par l’acte sacramentel ordonné par Dieu pour sa perpétuation, ce que n’ont jamais fait ceux qui sont effectivement coupables dans l’ordre doctrinal et pastoral d’une “faute bien plus grave”[5]». Le principe non sunt facienda mala ut eveniant bona (« il ne faut pas faire un mal moral comme moyen pour obtenir un bien ») reste parfaitement valide.

Il est arrivé dans l’histoire que des évêques sacrés illégitimement soient relevés ensuite de leurs censures. Mais ils n’ont pas été justifiés, comme par magie et rétrospectivement, de leur agir passé, et ceux qui se sont opposés à leur action désordonnée n’ont pas eu, tout d’un coup, le tort de ne pas l’avoir acceptée, bien au contraire. Ainsi les levées récentes d’excommunications d’évêques de l’« Église patriotique » en Chine ne signifient pas que ces évêques n’ont pas reçu leur sacre de façon schismatique et que les Chinois de l’« Église souterraine » qui ont refusé de les suivre ont eu tort.

Deuxièmement, les mesures canoniques du Saint-Siège ne signifient pas que la FSSPX soit dans une situation normale au point de vue théologique par rapport à l’Église. Pour la levée des excommunications des évêques, le décret de 2009 précisera qu’il ne s’agit pas du rétablissement de la « pleine communion avec l’Église de toute la FSSPX ». Pour la mesure de l’Année jubilaire concernant la validité des confessions, le pape François écrivait dans sa Lettre de 2015 : « J’espère que dans un proche avenir, l’on pourra trouver des solutions pour retrouver la pleine communion avec les prêtres et les supérieurs de la Fraternité. » Enfin, dans la lettre de la Commission Ecclesia Dei en 2017 pour les mariages, il est affirmé que l’objectif est de « ramener la FSSPX dans la pleine communion ». On ne saurait donc soutenir que ces mesures canoniques équivalent à la reconnaissance du caractère pleinement catholique de la FSSPX, puisque le Saint-Siège y parle constamment d’une absence de pleine communion. C’est cette terminologie d’« absence de pleine communion », mal acceptée par nombre de théologiens traditionalistes à cause des équivoques auxquelles elle peut donner lieu, qui est précisément appliquée au cas de la FSSPX.

Reste que cette série de mesures canoniques témoigne d’une bienveillance réelle, car, si elle n’a pas le pouvoir d’effacer les causes de la rupture, elle veut en faciliter au maximum la solution. L’agir pastoral du Saint-Siège, par ces mesures généreuses, entend faire savoir aux fidèles de la FSSPX qu’il les considère comme proches de la fameuse « pleine communion ». L’un des indices est qu’ils sont considérés, dans la Lettre de la Commission Ecclesia Dei de 2017, comme des baptisés catholiques astreints à la forme canonique pour la validité des mariages.

Et du point de vue de la FSSPX elle-même ?

Est-ce que ses prêtres et ses fidèles se considèrent comme en communion avec le Saint-Père et les catholiques qui lui sont soumis, notamment en communion avec ceux qui suivent les Instituts Ecclesia Dei ?


Ici la situation est paradoxale. L’impulsion des autorités de la FSSPX (surtout depuis 2018) va nettement dans le sens d’un isolement, qui revient à un refus de communion avec les autres catholiques, mais nombreux sont les fidèles qui ne partagent nullement cette attitude. Beaucoup assistent à des messes traditionnelles célébrées par des prêtres diocésains ou appartenant à des Instituts Ecclesia Dei, se confessent ou ont une direction spirituelle auprès d’eux, participent à des activités de formation animées par eux. Souvent, ils sont peu informés (ou ils sont désinformés…) sur les sacres de 1988, et ils n’ont pas réfléchi au statut ecclésial de la FSSPX. Seulement, ils apprécient légitimement les qualités des prêtres de la FSSPX, notamment le zèle sacerdotal pour l’administration des sacrements et la netteté dans la catéchèse, qui tranchent avec ce qu’offrent trop souvent les paroisses ordinaires. Ces fidèles cependant ne se tiennent pas à distance de tous les autres prêtres, au moins pas à distance de ceux d’Ecclesia Dei. Ils agissent dans l’Église ut partes, comme des parties.

Mais ce n’est pas le cas de tous les fidèles et, surtout, cela ne correspond pas aux directives des supérieurs de la FSSPX. Selon ceux-ci, il s’agit de ne pas assister aux offices des Instituts Ecclesia Dei, en tous cas de ne pas y communier [6], de s’écarter des « ralliés » pour ne pas être contaminés par l’esprit moderniste que ces derniers seraient censés véhiculer. Les prêtres qui se trouveraient présents à une cérémonie religieuse des « ralliés » doivent y assister en dehors du chœur, et en tout cas sans l’habit de chœur, in nigris[7]. Je l’ai constaté à ma grande stupéfaction à l’enterrement de Jean Madiran. Il est clair que ces fidèles ou ces prêtres ne se comportent pas ut partes dans l’Église, ce qui est la définition même de l’attitude schismatique.

Celui-là est schismatique qui refuse d’agir comme partie de l’Église. Peu importe les motifs : dès qu’on en vient à refuser de se comporter comme partie d’une unique Église catholique, on tombe dans le schisme. Quelque variées que soient les raisons et les passions qui poussent les chrétiens à se soustraire à la communion, à vouloir sanctifier et être sanctifié, à instruire et à être instruit, à diriger et à être dirigé […], non plus comme parties de l’Église catholique, mais comme s’ils étaient eux-mêmes des « touts » à part, ils sont schismatiques[8].

Comme me le disait avec un grain de sel le même Madiran, « pour eux, le seul motif de ne pas communier à une messe traditionnelle, c’est qu’elle est dite dans la communion hiérarchique avec les pasteurs actuels ». Un jeune lefebvriste venu dans notre couvent refusait d’assister à notre messe en donnant cette raison : « Parce que vous n’êtes pas en communion avec Mgr Lefebvre. »

Si on prend une vue d’ensemble sur la conduite des supérieurs de la FSSPX depuis 1988, on note un élément positif : cela a été de toujours maintenir le contact avec le Saint-Siège et le Saint-Père, considéré en droit comme le centre de l’unité catholique. En ce sens, si la FSSPX n’est toujours pas « en pleine communion », elle est le groupe dissident qui en est le plus proche. Mais on relève aussitôt une autre constante, celle-là négative. C’est le maintien résolu de l’absence de communion hiérarchique avec les pasteurs actuels. Il faut nécessairement en être séparé pour ne pas être contaminé par la Rome moderniste et rester catholique…

Peut-être le moment est-il arrivé pour penser définitivement la situation canonique de la Fraternité (c’est-à-dire son « irrégularité » juridique), non comme une anomalie, même pas comme une injustice, mais plutôt comme l’expression juridique cohérente avec la réalité des choses : tout simplement, c’est l’impossibilité de nous identifier dans l’univers et dans les dynamiques que le concile a produits […]. Tout simplement, il s’agit du statut juridique cohérent avec le fait objectif que la vie catholique dans les structures officielles est actuellement impossible[9].

La fameuse « opération-survie » des sacres de 1988 (et sa prolongation depuis 33 ans, en dépit de toutes les propositions de la hiérarchie) a engendré, comme cela était prévisible, une attitude de séparation[10], qui ne s’est pas modifiée depuis la série des mesures canoniques citées plus haut.

Mgr Fellay, sans l’affirmer comme nous le faisons, en pressentait le danger lorsqu’il écrivait en 2013 aux trois autres évêques hostiles à toute régularisation de la FSSPX[11] :

À vous lire, on se demande sérieusement si vous croyez encore que cette Église visible dont le siège est à Rome est bien l’Église de Notre-Seigneur Jésus-Christ, une Église certes défigurée horriblement a planta pedis usque ad verticem capitis [de la plante des pieds au sommet de la tête], mais une Église qui a quand même et encore pour chef Notre-Seigneur Jésus-Christ. On a l’impression que vous êtes tellement scandalisés que vous n’acceptez plus que cela pourrait encore être vrai. […] Dans la Fraternité, on est en train de faire des erreurs du concile des super-hérésies, cela devient comme le mal absolu, pire que tout, de la même manière que les libéraux ont dogmatisé ce concile pastoral. Les maux sont déjà suffisamment dramatiques pour qu’on ne les exagère pas davantage. […] Cela est grave parce que cette caricature n’est plus dans la réalité et elle aboutira logiquement dans le futur à un vrai schisme. […] Ne perdons pas le sens de l’Église, qui était si fort chez notre vénéré fondateur.

De fait, la FSSPX, depuis 1988, se comporte officiellement comme si elle n’avait aucun rapport de légitime subordination avec la hiérarchie catholique, et elle a accentué cette attitude depuis 2018.

Aucune autorisation (en dehors de ce qui physiquement est indispensable, comme l’utilisation d’une basilique pour un pèlerinage) n’est demandée pour quelque activité pastorale, apostolique ou enseignante que ce soit. Or l’enseignement du concile de Trente sur ce point est explicite : « Si quelqu’un dit […] que ceux qui n’ont pas été légitimement ordonnés ni envoyés par une autorité ecclésiastique et canonique, mais viennent d’ailleurs, sont des ministres légitimes de la Parole et des sacrements, qu’il soit anathème[12]. »

Aucune directive de la hiérarchie (comme telle, car parfois les dirigeants de la FSSPX soutiennent de leur propre initiative ce qui se trouve ordonné ou conseillé par la hiérarchie) n’est suivie[13].

Aucun document du magistère postérieur à 1962 n’est reçu. Ils sont même parfois d’autant plus critiqués qu’ils contiennent de bons éléments qui pourraient être des « pièges » (ainsi le CEC et Veritatis splendor).

Aucune communio in sacris n’est pratiquée, non seulement avec les « modernistes », mais aussi avec les « ralliés ».

Tout en applaudissant aux mesures qui favorisent le rapprochement et la résorption de la rupture de 1988, les fidèles et les prêtres qui ont refusé de suivre la FSSPX au moment des sacres voient la pertinence de leur choix confirmée par ces graves déviations par rapport à l’agir catholique, déviations qui continuent de marquer la ligne officielle de la FSSPX.

Non ! les catholiques Ecclesia Dei ne se sont pas trompés en maintenant leur attachement indéfectible aux pédagogies traditionnelles de la foi dans la pleine adhésion à la communion hiérarchique.

Si Mgr Lefebvre n’avait pas fait les sacres du 30 juin, la FSSP n’existerait pas, et la FSVF n’aurait pas été canoniquement reconnue ! Que répondez-vous à cela ?

Je distingue le cas de la FSSP et les autres.

Oui, la FSSP n’existerait pas, car, si Mgr Lefebvre n’avait pas rétracté son adhésion au Protocole du 5 mai 1988, la FSSPX aurait reçu un statut canonique et un évêque aurait été sacré le 15 août de façon régulière pour elle. Le rétablissement des pédagogies traditionnelles dans la structure visible de l’Église n’aurait pas été retardé, au contraire. Un jour, le cardinal Ratzinger a confié à l’abbé Bisig et à moi-même que le Saint-Père Jean-Paul II avait décidé de procéder lui-même à cette ordination épiscopale, qui aurait eu lieu conformément au Protocole d’accord du 5 mai, c’est-à-dire avec l’ancien Pontifical[14]. Donc les prêtres fondateurs de ce qui est devenu la FSSP n’auraient pas eu à quitter la FSSPX. Et celle-ci aurait continué son développement encore plus rapidement du fait de sa reconnaissance par la hiérarchie. Les faits n’ont pas justifié la crainte d’être détruits et contaminés qui s’est manifestée chez Mgr Lefebvre et les partisans des sacres sans mandat au printemps 1988. La FSSPX aurait probablement perdu quelques sujets, mais là où un groupe insignifiant de douze membres sans appui a tenu et s’est constamment développé, il est clair que la grande institution éconienne qui avait quelques centaines de membres et 18 ans d’expérience aurait tenu et se serait accrue dans des proportions magnifiques ! En outre, la FSSPX aurait évité toute responsabilité dans la pullulation de lignées épiscopales de plus en plus excentriques comme celles de Richard Williamson et Jean-Michel Faure.

Lorsque j’ai rencontré le cardinal Ratzinger, le 22 mars 1988, je lui avais demandé la mise en route d’un processus de reconnaissance de la FSVF. Il m’a répondu que cela se ferait en même temps que celle de la FSSPX. Cela s’est réalisé en dépit du désistement de celle-ci, cela aurait manifestement eu lieu si elle avait persévéré dans son désir de régularisation. Le Saint-Siège ne nous a pas érigés pour faire du mal à la FSSPX en nous présentant comme des concurrents (nous sommes un minuscule groupe de religieux, eux sont une grande société de prêtres du ministère). « La main que le Saint-Siège a tendue à Mgr Lefebvre reste ouverte pour ceux qui veulent la saisir », nous a dit début juillet 1988 le cardinal. Pour lui, ce n’était pas une manœuvre, mais une question de vérité ecclésiale. Qui le connaît ne peut en douter. La FSVF aurait donc été a fortiori reconnue si Mgr Lefebvre avait accepté les accords.

Disons que nous devons pour une bonne part notre existence canonique à la fermeté et à la longanimité de Mgr Lefebvre dans son combat, de la fondation de la FSSPX à la signature du Protocole du 5 mai 1988 (et notre gratitude demeure). Nous ne la devons certainement pas aux sacres qu’il a cru devoir faire contre la volonté du Souverain Pontife.

Fr. Louis-Marie de Blignières

Site "Claves". 5 avril 2022