Peut-on être sédévacantiste sans le dire ? Abbé Vernier

En ce 5 mai, anniversaire du protocole signé par Mgr Lefebvre et le Saint-Siège en 1988, l ’article qui suit se veut une réponse aux articles « Et schismatiques et hérétiques ? » et « Tradovacantisme ? », publiés par l’abbé Jean-Michel Gleize (Courrier de Rome n°674 d’avril 2024, relayé sur laportelatine.org), théologien[1] de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX), en réaction à nos deux articles publiés sur Claves.org en juillet 2023, intitulés « Une Église sans pape ? ».

Naturellement, cet article n’entend pas préjuger des intentions des prêtres ou des fidèles de cette communauté qui ne sont évidemment pas à l’origine de la crise sans précédent que traverse l’Église et dont les effets ne sont plus à démontrer. Il n’est pas question ici de remettre en cause le bien spirituel dont la FSSPX et son fondateur ont pu être l’instrument, ni d’oublier qu’ils sont à l’origine de la fondation de la plupart des communautés traditionnelles reconnues par le Saint-Siège.

Loin des querelles de chapelle, il nous semble opportun de saisir l’occasion offerte par notre confrère pour mettre en lumière le dogme de l’indéfectibilité de l’Église et de ses nécessaires implications, qui demeurent toujours valables, même en temps de crise.

Pour alléger cet article, nous avons fait le choix de renvoyer en note les citations des propos de notre confrère auxquelles se réfère notre argumentation et qui sont toutes extraites de son deuxième article « Tradovacantisme ? »

Controverse sur le « sédévacantisme occulte »

En juillet dernier, nos deux articles ne dénonçaient pas tant les incohérences ecclésiologiques de la FSSPX que l’impasse théologique dans laquelle conduit le sédévacantisme occulte[2], qu’il soit pratique ou revendiqué. Cela nous semblait nécessaire en raison de l’attrait qu’il exerce sur un nombre croissant de catholiques désorientés par la crise de l’Église et profondément blessés par le Motu Proprio Traditionis Custodes (restreignant considérablement l’usage des livres liturgiques dits traditionnels, en vigueur en 1962).

Ici, nous saisissons l’opportunité que nous donnent les deux articles de l’abbé Gleize pour mettre en évidence tant les incohérences de son argumentation en faveur du positionnement de sa communauté, que la question cruciale initialement posée et à laquelle aucune réponse claire n’est apportée.

Enfin, dans une seconde partie (deux articles à venir prochainement), nous répondrons aux principales objections soulevées par notre confrère en réaction à notre argumentation visant à ramener la position de la FSSPX à celle d’un sédévacantisme occulte pratique.

Dans son deuxième article : « Tradovacantisme ? », notre confrère fait un certain nombre de concessions tout aussi intéressantes qu’incohérentes qu’il convient de mentionner.

Trois concessions remarquables

Peut-on formuler des réserves en restant fidèle à la hiérarchie ?


Pour nous rappeler la gravité de la crise que traverse actuellement l’Église, l’abbé Gleize mentionne un bon nombre de prélats ou de théologiens dominicains[3], en communion visible avec le pape François et la hiérarchie ecclésiastique, qui ont fait part respectueusement de leurs doutes ou de leurs critiques concernant des nouveautés introduites par quelques documents romains, d’inégales valeurs magistérielles ou disciplinaires.

Ce premier aveu est à relever dans la mesure où l’auteur semble opposer à plusieurs reprises le devoir d’obéissance par principe à la hiérarchie ecclésiastique légitime[4] et le devoir de résister à des mesures émanant de cette hiérarchie qui sembleraient étrangères ou contraires à la Tradition de l’Église. Le théologien de la FSSPX reconnait donc dans les faits que l’on peut être reconnu par la hiérarchie ecclésiastique et lui obéir par principe, sans pour autant nécessairement être complice de ses éventuelles déficiences.

L’indéfectibilité de l’Église pourrait-elle être suspendue par prudence ?

Le deuxième aveu – tout aussi intéressant à relever – est que si le dogme de l’indéfectibilité de l’Église et ses implications nécessaires demeurent toujours valables théoriquement, même en temps de crise provoquée par la hiérarchie, certaines de ses implications pratiques peuvent cesser de s’appliquer en vertu de la prudence[5].

En fait, pour notre auteur, ces implications ne semblant pas absolument nécessaires, il avoue que la position de la FSSPX ne se distingue que prudentiellement du sédévacantisme occulte revendiqué[6].

La FSSPX : un positionnement avant tout prudentiel ?

Un troisième aveu, qui manifeste également une incohérence, résume bien les précédents : le théologien soutient que la ligne de conduite de la FSSPX ne relève pas à proprement parler d’une position doctrinale mais plutôt d’un positionnement prudentiel[7].

Comment alors se fait-il que la FSSPX ne cesse de qualifier par principe de « conciliaires » ou de « ralliés », sans distinctions, l’ensemble des membres et des fidèles des communautés traditionnelles qui ne partagent pas son positionnement prudentiel ?

Serait-ce prudentiellement qu’elle les juge de manière si dogmatique, jusqu’à remettre en cause l’intégrité de leur Foi et à faire de ces communautés des dissidentes de la Tradition[8] ?

Notre véritable question : l’Église peut-elle disparaître ?

En fait, la question initialement posée en filigrane à la FSSPX dans nos articles n’est pas celle de l’obéissance, comme l’affirme notre confrère, mais celle des implications concrètes et nécessaires du dogme de l’indéfectibilité de l’Église, de sa visibilité et de l’impossible disparition du pouvoir de juridiction ordinaire que le Christ lui a confié pour ramener les âmes à son Père, par l’intermédiaire de saint Pierre et de ses successeurs.

Tel est bien l’enseignement de Vatican I, qui dans sa constitution Pastor Aeternus, affirme que la permanence et la source de l’unité de l’Église dépendent de l’existence perpétuelle du pontife romain :

Pour que l’épiscopat fût un et non-divisé, pour que, grâce à l’union étroite et réciproque des pontifes, la multitude entière des croyants soit gardée dans l’unité de la foi et de la communion, plaçant le bienheureux Pierre au-dessus des autres Apôtres, Il établit en sa personne le principe durable et le fondement visible de cette double unité (…)

Nous jugeons (…) de proposer à tous les fidèles la doctrine qu’ils doivent croire et tenir sur l’institution, la perpétuité et la nature de la primauté du Siège apostolique, sur lequel reposent la force et la solidité de l’Église, conformément à la foi antique et constante de l’Église universelle, et aussi de proscrire et de condamner les erreurs contraires, si pernicieuses pour le troupeau du Seigneur.

La question suscitée par la position de la FSSPX et évitée par ses défenseurs

La question que pose la position de la FSSPX, et à laquelle notre confrère ne répond pas clairement est celle-ci : Peut-on se soustraire habituellement au pouvoir de juridiction de l’Église (détenu en propre par le pape et principalement par les évêques diocésains unis à lui) et se l’octroyer au motif d’une crise provoquée par la hiérarchie ecclésiastique ?

Si la FSSPX répondait positivement à cette question, cela reviendrait pour elle à adopter une position prudentielle contraire de fait à la Révélation et sans aucun appui théologique – certains écrits et actes de Mgr Lefebvre mis à part. En effet, rien dans l’Écriture, rien dans le consentement commun des Pères de l’Église, rien dans le magistère de l’Église n’appuie un tel positionnement, pas plus que l’exemple des saints, parfois persécutés en raison de leur refus d’hérésies pourtant promues voire adoptées par une part notable de la hiérarchie ecclésiastique. Ainsi, saint Hilaire ou saint Athanase combattirent l’hérésie arienne de leurs confrères évêques, tout en leur reconnaissant une juridiction ordinaire habituellement contraignante.

En revanche, si la réponse de la FSSPX à notre question est négative, alors son positionnement est insoutenable, même en prudence. En effet, la prudence surnaturelle est spécifiée ultimement par la Foi vive, mesurée par la Révélation publique, close à la mort de l’apôtre saint Jean : la prudence ne peut être contraire à la Foi.

On remarquera que la FSSPX ne répond pas plus clairement à la question analogue soulevée par les sacres de quatre évêques, effectués par Mgr Lefebvre le 30 juin 1988 contre la volonté formelle et expresse du pape Jean-Paul II. La question est la suivante : Est-il de droit divin qu’un candidat à la succession apostolique ne puisse jamais être désigné contre la volonté expresse du pape ?

Si oui, alors les sacres de Mgr Lefebvre sont injustifiables, car ce qui est de droit divin ne saurait connaître d’exception, même exceptionnelle, comme celle de la crise que traverse l’Église. Pas plus que l’on ne pourrait remplacer l’eau du baptême par un autre liquide en cas de pénurie.

Si la réponse est négative, quel acte du magistère ou quelle ratification pontificale a posteriori d’un sacre contre la volonté d’un pape légitime soutient cette réponse ? Quel théologien catholique a admis cette possibilité ?

La position de la FSSPX relève plus de la Foi que de l’obéissance, même prudente !

À ceux qui ne verraient pas en quoi la position de la FSSPX ne relève pas seulement d’une compréhension contestable de l’obéissance, même prudente, en temps de crise mais bien d’une soustraction habituelle à la juridiction confiée par le Christ à la hiérarchie de son Église, mentionnons ces quelques faits en eux même plus démonstratifs que tout argument :

– la FSSPX ne se soumet de manière habituelle en rien à l’autorité du pape et des évêques unis à lui.

– la FSSPX invoque un état de nécessité généralisé dans l’Église pour ouvrir ses apostolats et donner les sacrements sans aucune demande préalable aux évêques des lieux concernés[9], en arguant d’une juridiction de suppléance quasi universelle sans précédent, ni fondement ecclésiologique et canonique sérieux[10].

– la FSSPX rejette a priori l’autorité contraignante du Code de Droit Canon en vigueur depuis 1983, tout en acceptant de manière fortuite tel ou tel canon (comme celui du jeûne eucharistique réduit à 1h).

– la FSSPX usurpe le pouvoir exclusif du pape de rejuger notamment des cas de nullité de mariage en dernière instance, par sa commission Saint-Charles-Borromée[11] qui est de fait un vrai tribunal ecclésiastique dont l’existence semble dissimulée.

En pratique, mis à part la mention du pape au Canon de la messe, la prière aux intentions du Souverain pontife et l’acceptation fortuite des pouvoirs de confession donnés à ses prêtres par le pape François depuis 2015 à l’occasion de l’année de la miséricorde, rien ne distingue la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X du sédéprivatisme qui reconnait bien la présence (matérielle) d’un pape sur le siège de Pierre tout en récusant le fait qu’il soit investi d’une réelle autorité contraignante, tout comme pour le reste de la hiérarchie.

Enfin, en niant la nécessité de juridiction ordinaire présente dans l’Église, en pensant que le Christ leur supplée directement tout ce qui est nécessaire, sans passer par l’intermédiaire du Pape, la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X semble admettre, comme malgré elle, que la hiérarchie ecclésiastique n’est pas concrètement et réellement toujours nécessaire à l’Église.

S’il n’est pas juste d’identifier l’objet de notre débat à celui des limites de l’obéissance à la hiérarchie ecclésiastique en temps de crise, c’est parce que la FSSPX, non contente de lui désobéir de manière habituelle, agit de fait comme si elle était détentrice par intérim (tant que perdure la crise de l’Église) du pouvoir habituel de juridiction du Christ confié à son Église.

Ce qui la conduit, prudentiellement nous dit-on, à s’affranchir de la nécessité d’avoir une mission du pape et de l’évêque du lieu pour sanctifier et enseigner les âmes au nom de l’Église.

Dans le prochain article nous réfuterons les objections soulevées par notre confrère afin de bien rendre compte du danger irrémédiable de l’écclésiovacantisme auquel conduit le sédévacantisme occulte pratique de la FSSPX de plusieurs décennies, même prudentiel !

Références

Références

↑1

« M. l’abbé Jean-Michel Gleize est professeur d’apologétique, d’ecclésiologie et de dogme au Séminaire Saint-Pie X d’Écône. Il est le principal contributeur du Courrier de Rome. Il a participé aux discussions doctrinales entre Rome et la FSSPX entre 2009 et 2011. » (Cf Abbé Jean-Michel Gleize • La Porte Latine).

↑2

« Nous appellerons ici « sédévacantisme occulte » la thèse qui affirme qu’en dépit des apparences la hiérarchie ecclésiastique – en particulier sa tête – a cessé d’exister. D’après elle, seuls certains seraient au fait de la vacance effective du siège de Pierre, occupé – consciemment ou non – par un usurpateur. » (Cf Notre premier article « Une Église sans pape ? »)

↑3

« À deux reprises, des cardinaux conservateurs ont présenté au Pape François des Dubia, la première fois en 2016 au sujet de propositions jugées suspectes d’Amoris laetitia et une deuxième fois en 2023, au sujet de différentes propositions rendant problématique le rapport entre la Révélation divine et le Magistère ecclésiastique. (…) Le cardinal Pietro Parolin, propre secrétaire d’État du Pape François estime que ce document a « suscité de très vives réactions » et qu’en conséquence il devra « faire l’objet d’un examen plus approfondi ». Le cardinal Gerhard Ludwig Müller, ancien préfet de l’ex-Congrégation pour la Doctrine de la foi, estime que « bénir une réalité contraire à la création est non seulement impossible, [mais] c’est un blasphème » et que, par conséquent, un prêtre qui bénirait un couple homosexuel commettrait un « sacrilège ». Le cardinal Robert Sarah a dit que cette Déclaration constitue une « hérésie qui mine gravement l’Église ». (…) Les dominicains de la province de Toulouse ont quant à eux exposé leurs critiques dans la Revue thomiste. Le texte de Fiducia supplicans est jugé par le père Emmanuel Perrier « incohérent, contradictoire avec le Magistère et porteur de confusion (…) » (Courrier de Rome n°674 d’avril 2024)

↑4

« Ou, plus exactement, la Fraternité Saint-Pie X va, elle, jusquau bout de la vertu, en nappliquant pas le principe de lobéissance face à labus généralisé de pouvoir qui sévit de façon habituelle dans la sainte Église de Dieu depuis le concile Vatican II, tandis que la Fraternité Saint-Pierre, pour admettre en théorie les justes limites de l’obéissance, les outrepasse dans la pratique. » et plus loin : « Fanatisme aussi de ceux qui, pour mesurer que ce sont bien les titulaires de l’autorité qui cautionnent toutes les nouveautés introduites lors du Concile et depuis, méconnaissent tout le préjudice que celles-ci entraînent pour la foi des catholiques et la gravité sans nom des erreurs auxquelles elles frayent la voie : il est alors tout aussi précipité de conclure que nulle opposition ne doit trouver son expression face aux actes abusifs de l’autorité réputée légitime, et c’est le genre de précipitation qui sous-tend les propos d’un abbé Vernier. » (Courrier de Rome n°674 d’avril 2024)

↑5

« Le zèle d’un abbé Vernier comporte sans doute quelque chose de chevaleresque et la fougue avec laquelle il entend pourfendre tout ce qui semblerait mettre en doute et en péril le dogme de lindéfectibilité de lÉglise, ainsi que sa visibilité, eût mérité, en dautres circonstances, une approbation sans réserves. Malheureusement, ce zèle et cette fougue apparaissent clairement hors de mesure, au regard des circonstances de la crise qui sévit toujours, et de mal en pis, au sein de la sainte Église. » (Courrier de Rome n°674 d’avril 2024)

↑6

« Le sédévacantisme affirme que de fait tel élu désigné évêque de Rome n’a pas reçu le souverain pontificat. Il ne nie pas qu’il puisse ensuite le recevoir ni que d’autres aient pu le recevoir et l’aient reçu en effet »[33]. Une telle position n’est donc pas directement hérétique, de manière immédiate et formelle. Elle représente tout au plus un péché contre la prudence, non un péché contre la foi. » et plus loin : « Nous voyons bien que toute l’attitude de Mgr Lefebvre, encore continuée aujourd’hui par la Fraternité Saint-Pie X, a toujours été inspirée, d’abord et avant tout, par la prudence : « Tant que je n’ai pas l’évidence », disait encore Mgr Lefebvre, « que le Pape ne serait pas le Pape, et bien, j’ai la présomption pour lui, pour le Pape. (…) » (Courrier de Rome n°674 d’avril 2024)

↑7

« La « position » – n° 2, selon l’abbé Vernier – toujours suivie par la Fraternité Saint-Pie X nen est pas une. Car ce nest pas, précisément, une « position », au sens où il faudrait entendre par là un principe dogmatique. (…) Dun problème qui, aux yeux de la Fraternité Saint-Pie X, se pose essentiellement dun point de vue pratique et prudentiel, l’abbé de la Fraternité Saint-Pierre fait un problème dogmatique. » (Courrier de Rome n°674 d’avril 2024)

↑8

On pourra par exemple se reporter au document écrit par l’abbé Chautard, recteur de l’Université de la FSSPX en France intitulé « Catéchisme des vérités opportunes : Les ralliés (vus par Mgr Lefebvre) », publié le 10 décembre 2020 sur le site de son district de France (Catéchisme des vérités opportunes : Les ralliés (vus par Mgr Lefebvre) • Abbé François-Marie Chautard • LPL).

↑9

L’opposition de la FSSPX à ce que Mgr Bonfils, évêque d’Ajaccio confirme selon le rite traditionnel ses fidèles à la chapelle de la Parata le 11 mars 2012, en est un exemple emblématique. Cette cérémonie aura quand même lieu sur demande de l’abbé Mercury, alors prêtre de la FSSPX responsable de cet apostolat corse. Cet événement entrainera son départ de la FSSPX et son intégration au diocèse d’Ajaccio en novembre 2012, où il est incardiné depuis 2015.

↑10

À ce sujet, le dossier de l’abbé Mercury, docteur en théologie, intitulé « Dossier sur la Juridiction de suppléance », nous semble incontournable. Il est accessible en ligne : lien ici

↑11

On pourra se reporter avec profit à la revue sédévacantiste Sodalitium qui y consacre son numéro 51 de décembre 2000.